Stéphane La Rue : Petite leçon de vacuité

Le vide

Le mot « vide » revient souvent dans les commentaires entourant la production de Stéphane La Rue. Il sert spontanément à évoquer l’impression que plusieurs spectateurs n’arrivent pas à surmonter devant ses tableaux blancs et ses dessins faits de presque rien, celle de l’absence d’une intervention claire sur le support qui donne à penser que l’artiste s’est contenté de préparer ses matériaux sans jamais véritablement entreprendre son tableau. Puis le mot reparaît dans la tension vide-plein que relèvent presque toutes les analyses. Toujours issu de cette première sensation d’un manque, le vide sert ici le plus souvent au commentateur de repoussoir qui lui permet de décliner ensuite toutes les qualités de l’œuvre. Moi-même, il y a quelques années : « Vous pensez que ces peintures ont peu à offrir ? […] Voyez plutôt comme la couleur de la toile, sa texture, son format, les traces laissées par les coups de brosse, [etc.]. » 1 Et c’est sans aucun doute ce même sentiment de vide qui se trouve à l’origine du vertige2 maintes fois avoué par l’historien de l’art à l’approche de cette œuvre de facture minimale où la réduction radicale de ses repères habituels lui donne l’inconfortable impression de n’avoir rien à décrire. Le désir est donc vif d’éloigner ce vide — de mettre à distance l’ignorance du regard, les commentaires réducteurs et les peurs de l’auteur. Pour ce faire, nous nous empressons de le remplir — d’images, de matériaux, de mots. Mais que se passerait-il si, plutôt que de juger superficiel cet effet de l’œuvre, nous choisissions de demeurer avec lui, de l’examiner, voire de pénétrer dans l’espace qui nous est proposé ?

L’effondrement des assemblages

Remontons d’abord un peu dans le temps. Composée de deux éléments superposés dont les traits s’opposent radicalement, Modus vivendi (1993) est tout à fait caractéristique des premières œuvres de La Rue. Son panneau supérieur est court, blanc, brillant, peint à l’huile sur un épais support en bois stratifié et accroché au mur ; celui d’en dessous est long, noir, mat, peint à l’émail sur une mince plaque d’acier et déposé directement au sol. L’œil attentif peut néanmoins y percevoir, dessiné par une subtile variation de la touche et de l’épaisseur du pigment, un arc de cercle se poursuivant d’un élément à l’autre, les liant et débordant le cadre pour embrasser virtuellement une large part du mur, du sol et de l’espace environnant. Le modus vivendi du titre nomme donc parfaitement l’accommodement trouvé par l’artiste pour unifier les deux parties antagonistes de son œuvre. Pourtant, jouxtant ce symbole yin yang à la manière formaliste, il expose également un véritable mode de vie : enlevez une seule des forces en présence dans cette opposition inséparable et la portion de cercle disparaît, puis tout se décompose. L’unité de l’œuvre — comme de toute chose — dépend de la rencontre de ses parties.
Cette conception de l’œuvre comme un assemblage temporaire de morceaux épars se fait plus explicite encore dans la série qui suit où l’artiste n’emploie cette fois rien de moins que le casse-tête. Dans Push-Pull (1997), la reproduction du Plateau de la Montagne Sainte-Victoire (1882-1885) de Paul Cézanne est le résultat de l’accumulation de centaines de petites pièces de carton colorées — un indice de l’œuvre de La Rue, se dit-on, qui se présente elle-même comme un composite d’éléments divers. Mais l’action du casse-tête ici est également de faire en sorte qu’on ne perde jamais de vue, malgré l’image qu’il forme devant nous, le fait que celle-ci est éventuellement appelée à se défaire. Le casse-tête dévoile à la fois la construction et l’effondrement de l’image, une position ambivalente que l’œuvre soutient par ailleurs en incarnant à la fois le passé, le présent et l’avenir — œuvre historique, œuvre actuelle et écran blanc à remplir —, ainsi qu’en se faisant à la fois plan au mur et objet dans l’espace, abstraite et figurative, matériaux bruts et illusions visuelles — autant de dualités qui justifient bien le double mouvement du titre. Il est de surcroît très intéressant de noter qu’à l’époque, c’est une fois de plus d’une façon de vivre que l’artiste rapproche son jeu dialectique : « J’ai lu un commentaire de Sean Scully à propos de la peinture. Il disait, en ce qui concerne son travail, qu’il ne présenterait dorénavant que les œuvres qu’il jugerait” non résolues”. Bien sûr, dans le cas d’un travail minimal comme celui de Scully ou le mien, on pourrait se demander ce qu’est une œuvre “non résolue”. Mais ceci, d’une certaine façon, ne m’intéresse guère. L’intérêt que je porte au commentaire de Scully est plutôt de l’ordre de l’“attitude” » 3.

L’intérêt de La Rue est tel qu’il fera dès lors de cet état d’irrésolution sa zone artistique de prédilection. C’est déjà une grande curiosité pour les jeux de l’esprit qui fonde l’ensemble de son travail4, dont le déploiement en séries démontre bien que ceux-ci n’ont pas une seule « bonne » solution mais d’infinies résolutions. Ses œuvres adoptent aussi régulièrement la couleur blanche, couleur ambivalente par excellence ; elles accueillent la mobilité des ombres et s’amusent de plus en plus des propriétés inattendues de la matière. Ses carrés tordus mettent en place des mouvements visuels qui ne se stabilisent jamais ; ses grilles sont fragilisées, ses lignes ébranlent les certitudes de la perception, et ses rigoureux systèmes tiennent sur des paramètres énigmatiques. Les titres évoquent quant à eux le rapprochement de choses apparemment inconciliables (Sens dessus dessous, L’un, l’autre, En regard, + ou -) ; ils disent l’irrépressible transformation qui s’opère dans le temps (Instants, Entre-temps, En suspens) et parlent de l’espace comme d’un lieu de déplacements (Extension, Projections). Mais surtout — et c’est à mon sens ce qui unit sa production bien avant la couleur blanche —, chaque fois sans jamais déroger à la règle, La Rue présente les composantes de l’œuvre dans leur intégrité : la mine de plomb, l’épaisseur du cadre, la toile brute, le nombre de couches de peinture appliquées, le mode d’application au pinceau ou à la coulée, la constitution de la planche de bois, le feuilleté des papiers calques, la ligne d’encre au verso de la feuille, le pliage, la déchirure du ruban adhésif, même l’espace contenu par le châssis à l’arrière de la toile est depuis peu dévoilé, autant de choses qui ont, encore une fois, pour effet de donner à voir l’œuvre comme un assemblage tout juste advenu dont on hésite à dire s’il tend vers un plus grand achèvement ou s’il est sur le point de se délier devant nos yeux et de s’en retourner vers son état matériel premier.

La vacuité

C’est étonnamment ici, au cœur même du mouvement des éléments, que rejaillit le vide avec lequel nous avons commencé. Il ne logerait en effet ni dans le blanc ni dans l’absence d’image, mais précisément dans notre incapacité de jamais fixer ces œuvres et de les voir comme des objets finis : dès qu’on cherche à les saisir, elles fuient. Les travaux de Stéphane La Rue nous offrent en cela une magnifique leçon de vacuité, c’est-à-dire de l’absence d’existence réelle et durable des phénomènes qui nous entourent. « La forme est vide, la vacuité est forme », enseigne la sagesse bouddhiste pour nous amener à constater que lorsqu’une chose est décomposée en ses parties — et tout, jusqu’à notre précieuse personne, peut l’être à l’infini —, la chose en question qui nous semblait si tangible disparaît soudain jusqu’à n’avoir pas plus de consistance qu’un nom. Sous nos doigts, il reste la vacuité qui n’est pas le vide comme on l’entend communément ni le néant, mais bien l’espace de toutes les potentialités — et, dit-on, la véritable nature de notre réalité. J’ignore quelles sont les dispositions spirituelles de Stéphane La Rue, mais force est de constater que l’exercice de contemplation logique et de clarification plastique qu’il conduit depuis des années avec la rigueur d’un chercheur l’ont mené à de semblables conclusions philosophiques5. Son exercice formel, loin d’être littéralement formaliste, serait le cadre qui lui permet de réfléchir la vie dans ce qu’elle a de plus infini. « Mon travail c’est la structure, la délimitation », expliquait-il récemment. « Il faut rentrer dedans et c’est de l’espace. » 6 Vous y êtes ? Restez-y un moment. Le temps qu’il faut pour avoir le vertige.

 

1. Je puise à un de mes essais (« Pour un peu d’éternité », L’emploi du temps. Acquisitions récentes en art actuel, Québec, Musée national des beaux-arts du Québec, 2003, p. 47), mais les exemples de procédés similaires sont très nombreux dans les textes consacrés au travail de l’artiste.

2. Voir notamment Jérôme Delgado, « Blanc et pas tout à fait blanc », La Presse (Montréal), 12 mai 2001 ; Louise Déry, « Stéphane la Rue : Le projet d’observatoire », dans Stéphane La Rue — Retracer la peinture, Montréal, Galerie de l’UQAM, 2008, p. 19 ; ou encore l’exposition et le texte de Réal Lussier qui faisaient du vertige un enjeu essentiel, « Entre le vertige et l’extase », Panoramas et autres vertiges, Montréal, Musée d’art contemporain de Montréal, 2001.

3. Stéphane La Rue cité dans le communiqué de presse de l’exposition Stéphane La Rue. En suspens, Galerie Verticale, Laval, 18 septembre-2 novembre 1997. Citation légèrement modifiée.

4. « Pour ce projet, je serai inspiré de l’idée de casse-tête mais plus précisément des jeux (jeux intellectuels, jeux pratiques) », expliquait l’artiste en 1997 (projet soumis pour l’exposition Stéphane La Rue. En suspens, Galerie Verticale, Laval, 18 septembre-2 novembre 1997). Il dit autrement aujourd’hui : « Mon travail est cérébral, ça ne veut pas dire intellectuel. » (cité dans Monique Régimbald-Zeiber, « Depuis son atelier… », Stéphane La Rue – Retracer la peinture, op. cit., p. 47.).

5. Nombreux sont cependant les commentateurs qui ont évoqué de manière assez directe la dimension spirituelle de l’œuvre de La Rue : Bernard Lamarche, « Paysages verticaux », Le Devoir (Montréal), 6 mai 2001 ; Réal Lussier, « Entre le vertige et l’extase », Panoramas et autres vertiges, op. cit., p. 7 ; Isa Tousignant, « Woodworkers : Alexandre David, Stéphane La Rue, and Quebec’s New Minimalism », Canadian Art, vol. 25, no 1, printemps 2008, p. 46 ; et, le plus explicite de tous, Roger Bellemare, « Pour Stéphane », Stéphane La Rue — Retracer la peinture, op. cit., p. 43.

6. S. La Rue cité dans Monique Régimbald-Zeiber, « Depuis son atelier… », Stéphane La Rue — Retracer la peinture op. cit., p. 47.