La révolution russe de 1917 et la culture soviétique servent encore d’inspiration pour les nouvelles générations d’artistes de Russie, comme en témoignent les thèmes, genres et styles de leurs œuvres. Irina Korina, une artiste vivant à Moscou, utilise des images de l’ère soviétique – infrastructures urbaines, œuvres d’art public et artefacts de son enfance – pour construire ses installations d’art total. Dans sa pratique, les symboles de la vie urbaine soviétique, qu’elle intègre à des installations spatiales et tactiles complexes, se prêtent à une interprétation critique de la mémoire collective et des traumatismes vécus à l’ère soviétique. Le groupe ZIP, un collectif d’artistes venant de Krasnodar, se concentre quant à lui sur des interventions artistiques dans l’espace public et des actions impliquant les membres des communautés qu’il visite. En réutilisant des symboles bien connus du passé socialiste qui ont encore aujourd’hui le pouvoir de réunir les gens, les artistes de ZIP démontrent comment les blessures causées par la dissolution de l’Union soviétique peuvent être transformées en actions positives qui prônent la création de sociétés égalitaires et autodéterminées. L’artiste moscovite Victoria Lomasko, pour sa part, fait revivre un type de journalisme très populaire à l’époque soviétique pour traiter des sujets chauds de l’actualité. Par le biais du reportage dessiné traditionnel, Lomasko aborde, d’une façon directe et démocratique, les enjeux sociaux les plus problématiques de la Russie d’aujourd’hui. Ce portfolio offre un aperçu des travaux de ces acteurs du milieu artistique russe qui, dans leur quête identitaire, réutilisent ou redécouvrent le langage visuel, la symbolique et certains genres artistiques de la culture soviétique.
Irina Korina
Depuis le début des années 2000, Irina Korina crée des installations totales d’envergure à l’aide d’une myriade de textures et de matériaux, dont des lumières, des objets trouvés et des projections vidéo, afin de reproduire une spatialité complexe et multidimensionnelle. Elle oppose l’espace politique – aliéné, bien que partagé de façon collective – à la charge émotionnelle des souvenirs et des stimuli tactiles et visuels. La culture soviétique joue un rôle crucial dans la manière dont Korina aborde chaque matériau artistique. Dans l’Union soviétique, chaque ville disposait d’au moins une statue, un parc, un club des travailleurs décoré d’une œuvre d’art publique et une place ponctuée de kiosques d’informations, de tables communes et de pistes de danse extérieures. Le peuple soviétique vivait ainsi dans des villes qui, bien que pleines d’objets magnifiques, étaient également assujetties à une autorité presque totale. Korina recrée le portrait ambigu de cette vie quotidienne à l’aide des techniques traditionnelles de la mosaïque et de la ferronnerie. À de superbes œuvres publiques, elle juxtapose des divisions humaines, lumineuses et colorées, ainsi que de petits objets trouvés et éparpillés dans l’espace, pour conférer à l’environnement une individualité intime et palpable. Dans Back to the Future (2004), une de ses premières installations, les visiteurs devaient emprunter un corridor courbe et sans fenêtres. Couvert de bas en haut de céramique blanche typique de la fin du modernisme, ce corridor évoquait la stérilité des hôpitaux soviétiques où la psychiatrie punitive servait à contrôler les dissidents politiques. Au bout du corridor, les visiteurs aboutissaient à un labyrinthe de murs blancs et de mosaïques colorées représentant des cosmonautes, des fusées et des objets témoignant des avancements technologiques. La monotonie oppressante des murs accentuait particulièrement ces mosaïques, à mi-chemin entre propagande enthousiaste et œuvres d’art visant à réconforter et égayer le peuple.
Les projets de Korina foisonnent d’éléments rappelant l’identité collective des générations postsoviétiques. Dans l’installation Winter Crops (2014), par exemple, elle alliait des photos noir et blanc d’enfants à la garderie, issues d’archives privées, à des symboles de la révolution (des véhicules blindés) et à des paysages abandonnés recréés dans la galerie ; le tout était recouvert d’un grand nombre de confettis de formes géométriques rappelant le suprématisme. Ses plus récents projets, exposés au Garage Museum of Contemporary Art de Moscou et à Venise, troublent en même temps qu’ils ébahissent. La métaphore de la frustration, du deuil et de la mélancolie est particulièrement frappante dans Halls of Columns (2017), une installation monumentale créée dans le cadre de Space Force Construction, une exposition collective de la V-A-C Foundation présentée au Palazzo delle Zattere à Venise. Korina a en effet transformé l’espace de la galerie en un entrepôt abandonné rempli de marionnettes géantes. Ces dernières sont des reproductions de celles que l’on utilisait lors des spectacles et autres événements de masse dans les années 1920 et le début des années 1930 en Russie soviétique. Jusqu’à 1935, des marionnettes de bois et de papier géantes caricaturant le pape et des figures emblématiques du capitalisme et de l’impérialisme étaient fabriquées par des milliers de bénévoles à l’occasion de célébrations et de défilés censés démontrer le pouvoir créatif et politique de la Russie soviétique. En 2017, ces marionnettes aux sourires sadiques, empilées dans cet espace isolé et couvertes de sacs en plastique noir, peignent une image amère, voire sarcastique, de ce passé nationaliste. Les multiples interprétations d’un passé soviétique empreint d’innombrables souvenirs et traumatismes personnels font des installations d’Irina Korina certaines des œuvres les plus captivantes de la Russie contemporaine.
Le groupe ZIP
Le groupe ZIP, qui multiplie les interventions artistiques et les performances dans de petites collectivités aux quatre coins du vaste territoire russe, a été fondé en 2009 par quatre artistes : Eldar Ganeev, Evgeny Rimkevich et les frères Vasily et Stepan Subbotin. L’objectif premier de ZIP est de représenter et de transformer les paysages postindustriels désertés des villes postsoviétiques. Si la désindustrialisation et la paupérisation ont commencé dès les années 1970 partout sur la planète, la Russie, en raison de son autarcie et de son modèle économique socialiste, n’a connu de tels changements qu’après la chute de l’URSS, dans les années 1990. Les espaces abandonnés jonchés d’usines et de zones industrielles polluées sont ainsi devenus les symboles de la dissolution du pays. Le nom ZIP, en outre, est tiré de l’abréviation du nom de l’une de ces usines abandonnées, qu’on a convertie en espace locatif abordable dans les années 2000. L’usine de fabrication d’instruments de mesure (Zavod Izmeritelnikh Priborov, ZIP) a été une source d’inspiration pour les artistes, mais elle a également été un lieu où ils pouvaient se procurer une multitude de matériaux. En 2009, le groupe y a créé un espace habité, appelé The Living Nook, qu’il a rempli d’objets trouvés ou construits. Une machine distributrice de style nord-américain, par exemple, a été construite à l’aide de matériaux traditionnels et de composantes industrielles trouvées sur place. À l’aide de ces matériaux rouillés ou recyclés, ZIP cherche à créer des espaces autosuffisants qui serviront d’abris et de domiciles. Ce faisant, les artistes envoient un message percutant : ces petits espaces habitables, créés à l’occasion de projets comme The Raft (2011), Utopia (2012) et Post-observation (2015), sont des métaphores de l’isolation, mais aussi de l’adaptabilité de l’être humain et de son désir d’indépendance et d’autonomie.
Cet idéal d’autodétermination, qu’il soit isolé ou associé à des initiatives communautaires, est au cœur des travaux de ces artistes, tous nés à l’époque controversée de la chute de l’URSS. En effet, ces années marquées par le chaos économique et par une hausse importante de la criminalité représentent en Russie une époque de grande vulnérabilité sur les plans politique et économique. Pour les artistes, toutefois, l’anarchie et le chaos des années 1990 ont également ouvert la voie à une certaine autonomie et à la mise sur pied d’initiatives communautaires impossibles en contexte totalitaire et sous le règne néolibéral de Vladimir Poutine, dans la Russie du nouveau millénaire (Black Market, 2016). Dans le but d’opposer une résistance aux ambitions étatiques croissantes de contrôler chaque sphère de la société, les interventions de ZIP et son approche collaborative créent des liens d’égal à égal avec les membres des collectivités. Dans le cadre du projet This workshop strives to be exemplary (2011-2012), les artistes ont beaucoup fait référence à l’avant-garde russe en choisissant, dans la ville de Krasnodar (située dans le sud de la Russie), des emblèmes de l’architecture constructiviste comme lieux de rencontre et d’intervention communautaire. Un autre exemple d’intervention de ZIP est Common language of communal backyard (2016) : à l’occasion d’un goûter communautaire, les artistes ont bâti et installé un kiosque d’information – typique des places publiques dans la Russie soviétique – afin de réunir les voisins d’un quartier de Nijni-Novgorod et d’ainsi promouvoir un sens de la collectivité. Ils ont également organisé des expositions itinérantes, une pratique fort populaire dans les années 1920 et 1930. À l’époque, les militants pour la culture voyageaient aux quatre coins de l’URSS, dans les villages éloignés ou difficiles d’accès, afin d’y présenter des expositions et des pièces de théâtre, et de donner à leurs habitants des radios, des journaux et des livres. En 2015, dans le cadre du projet On the way, les artistes se sont rendus dans différentes villes provinciales pour y rencontrer les membres de la scène artistique et de la communauté locale et y exposer les œuvres et les projets collaboratifs qu’ils avaient créés au cours de leur voyage. Le but de cette initiative était de subvertir la pratique des expositions itinérantes de l’ère soviétique en demandant cette fois aux collectivités de participer activement au travail créatif et à la transformation de leur espace de vie. Aujourd’hui, le groupe ZIP est l’un des plus importants collectifs d’artistes à impliquer des résidents et des artistes locaux dans son art. Ces initiatives sociales qui utilisent le langage de la culture soviétique pour renforcer les collectivités sont d’autant plus importantes qu’elles sont freinées par la répression politique.
Victoria Lomasko
Le militantisme russe tire sa source des fortes pressions politiques qui affligent les artistes et les poussent à créer et à s’exprimer. En effet, en 2006 s’est amorcé un des premiers procès de l’ère Poutine visant à censurer des pratiques artistiques, lorsque les conservateurs de la Galerie d’État Tretiakov – un des plus importants musées des beaux-arts de Russie – ont été accusés d’« incitation à la haine antireligieuse » parce qu’ils avaient exposé des œuvres sexuellement explicites ou non conformes aux dogmes religieux en place. La photographie The Era of Mercy (2004) du collectif Blue Noses, par exemple, a attiré nombre de protestations de la part des extrémistes orthodoxes parce qu’elle montrait deux policiers russes en uniforme s’embrassant dans une forêt de bouleaux, l’arbre emblématique du pays (NDT). C’est ce procès qui a poussé Victoria Lomasko à se lancer dans le reportage dessiné et à compiler les scènes qu’elle avait documentées pendant les séances du tribunal dans un livre intitulé L’art interdit. Pour Lomasko, dont les œuvres ont très rapidement circulé, le reportage dessiné est devenu un instrument idéal d’expression artistique et de militantisme. Depuis les années 1920, ce type de journalisme est une façon abordable et valorisée de militer localement par l’art, et Lomasko a su le remettre au goût du jour grâce à un style graphique limpide et dynamique qui captive le lecteur et frappe immédiatement son imaginaire. L’artiste a approfondi son style et son art en illustrant les manifestations massives qui ont secoué la Russie en 2011 et 2012. Dans les années qui ont suivi, elle a courageusement poursuivi ses efforts pour traiter des sujets chauds de l’actualité, malgré la situation de plus en plus précaire dans laquelle les journalistes, les chefs de l’opposition, les membres de la communauté LGBT et les minorités nationales étaient plongés. Dans sa série Chronicles of Dark Times (2016), elle a illustré les efforts des écologistes pour protéger des parcs locaux, ainsi que les protestations de masse des automobilistes contre les péages sur les routes, deux mouvements censurés par le gouvernement. Elle a également commencé à voyager vers d’anciennes républiques soviétiques pour en rapporter nombre de nouvelles qui causent régulièrement la controverse en Russie. Elle a notamment illustré la sanglante tradition de la mutilation génitale féminine au Daguestan, et créé une série d’esquisses documentant de façon saisissante, bien que concise, la vie des travailleuses du sexe. Les conditions de vie des femmes détenues à Novy Oskol ont également fait l’objet de ses reportages, en 2011. L’artiste, toutefois, ne se contente pas de dessiner ; elle offre aux sujets qu’elle rencontre une oreille compatissante, qu’elle utilise pour résumer leur compréhension du monde, leurs expériences et la violence qu’ils subissent, dans des messages laconiques personnifiés à même ses compositions picturales. Grâce à son art, Victoria Lomasko a aidé à relancer la pratique du reportage dessiné et de l’affiche auprès des militants et des artistes russes qui cherchaient des œuvres et un médium plus politisés au sein de la Russie contemporaine, caractérisée par une censure politique de plus en plus accablante.
Parce qu’ils étaient présents dans la vie quotidienne, les symboles de l’ère soviétique sont devenus, pour les artistes russes contemporains, une source presque inépuisable d’inspiration et de réflexion ainsi qu’un instrument de choix pour interagir avec le public. Les pratiques artistiques soviétiques et les images les plus connues de l’histoire communiste servent aujourd’hui de langage commun pour permettre aux différents groupes ethniques et sociaux de parler non seulement du passé, mais également de la politique contemporaine, des enjeux de la censure et de l’autorité gouvernementale, de la ségrégation sociale et du fondamentalisme religieux.