NATASCHA NIEDERSTRASS : SCÈNE PERDUE D’UN CRIME

Retour au numéro: Dans l’œil de l’histoire

Lorsqu’elle parle de son travail, Natascha Niederstrass aime évoquer la mise en récit des images photographiques, souvent inspirées par un fait divers, une scène de crime, où chaque image nous invite à nous représenter le drame dont l’image serait l’indice ou le fantôme. De fait, l’artiste revendique l’ambiguïté narrative de la scène, selon laquelle une image serait prise dans le mouvement même de sa lecture, susceptible de nous interroger sur notre propre désir d’intrigue, notre capacité à rêver dans l’image quelque chose qui, néanmoins, nous échappe et s’avère insaisissable. Dans L’affaire de Camden Town, Niederstrass a réalisé une série de tableaux photographiques sur le modèle des nus de Walter Sickert, dont le fameux tableau The Camden Town Murder(1908), qu’elle rejoue, en quelque sorte, à la manière d’un tableau vivant. Le titre de l’exposition, L’affaire de Camden Town, renvoie également au quartier fréquenté par Sickert, où il avait son atelier, et où plusieurs assassinats attribués à Jack L’Éventreur ont été commis. L’histoire veut que Sickert ait été indiqué par plusieurs comme étant un complice, sinon lui-même Jack l’Éventreur, et il y eut des « experts » pour dire que les tableaux de Sickert représentaient les crimes commis par le célèbre tueur en série.

 

Si les tableaux de Sickert, voire Sickert lui-même, suscitent manifestement une ambiguïté en histoire de l’art autant que pour l’histoire de la modernité – à ce sujet, il faut lire l’ouvrage passionnant de Jean-Michel Rabaté, qui montre comment une herméneutique du soupçon peut transformer l’histoire de l’art en roman d’enquête (Étant donnés : 1. L’art 2. Le crime. La modernité comme scène de crime, Les presses du réel, 2010) –, cette ambiguïté se pose à différents niveaux dans les photographies réalisées par Niederstrass. Tout d’abord, chacune des photographies laisse en suspens l’interprétation du drame qui anime les pensées des personnages qui, plutôt que d’être représentés, nous apparaissent, je dirais, en représentation. Pas tout à fait en action ni tout à fait en acte. Plus encore, le travail de recomposition photographique, qui n’a rien de la matérialité sordide, voire du très lourd et immanent désespoir qui caractérise la peinture de Sickert, a pour effet de déréaliser la scène en la faisant passer pour ce qu’elle est. C’est-à-dire une fiction où la pose autant que les gestes semblent avoir été joués en arrêt. La scène de crime, dramatisée, n’en est que plus évanescente. Elle n’est plus qu’un écran où l’on devine l’autre scène qui, peut-être, n’a jamais eu lieu sinon dans un ailleurs qu’on ne peut qu’imaginer.