Duchamp M’arcel, Duchamp M’arcel,
c’est très grave comme accusation !
Les œuvres de Jean-Jules Soucy ont pris le parti de la démesure commune. Pour reprendre le beau titre d’un des essais du philosophe Jacques Rancière, on peut affirmer qu’elles rendent visible « L’espace des mots » (Galilée, 2004).
En cela, il répond par son esthétique à la question clef qui, de son propre aveu, traverse le parcours de la réflexion entre esthétique et politique chez Rancière : « comment, dans un espace donné, on organise la perception de son monde, on relie une expérience sensible à des modes d’interprétation intelligibles ». Qui plus est, il s’agit d’un parcours singulier« du champ » d’expérience propre à l’art actuel.
Jean-Jules Soucy vit sur les rives de la magnifique Baie des Ha ! Ha ! En vingt-cinq ans de création, il a acquis, au Québec mais aussi hors de nos frontières, une stature unique dans le domaine de l’art actuel. Alliant virtuosité conceptuelle et humour critique (notamment à l’égard du rôle des artistes et de la fonction de l’art dans la société), ses grandes œuvres ont acquis une adhésion populaire manifeste, s’associant avec les communautés auxquelles elles touchent, tant parce que leurs mises en formes sont contagieuses que parce qu’elles interrogent chaque fois la question de l’identité commune. Il n’est donc guère surprenant que l’on retrace des nouvelles de Soucy dans l’espace médiatique, notamment sur Wikipédia, mais aussi au cinéma avec le film L’art n’est point sans Soucy !, réalisé par Bruno Carrière (ONF, 1994). L’artiste œuvre aussi bien dans les réseaux des centres d’artistes (Le Lieu, centre d’art actuel, Québec, 1988 ; Artexte, centre d’information, Montréal, 2004 ; Saw Gallery, Ottawa, 1990 ; Galerie 44, Toronto ; Western Front, Vancouver ; et Séquence, Saguenay), que dans les musées (Musée d’art contemporain de Montréal ; Musée du Fjord). Qu’il se pointe dans des Symposiums — comme à Amos, en Abitibi (1997) ou à Baie-Saint-Paul, dans Charlevoix (2006) —, dans une vitrine à Chicoutimi lors d’Excès de vitrines (2004), dans un parc lors de l’événement Urbaine Urbanité III, en 2005, dans le quartier Hochelaga-Maisonneuve, ou à la place Émilie-Gamelin de Montréal, entouré d’itinérants, lors de l’État d’Urgence en 2006, chaque fois son imaginaire inventif détonne et sa présence ne laisse personne indifférent.
Comment sortir Duchamp (du champ) de l’art ?
Comment sortir Duchamp de l’art ?
Voilà une question à laquelle
il n’est pas aisé de répondre.
Depuis 1979, Jean-Jules Soucy cisèle son expertise en subtils jeux de mots. Ses intrigues, qu’il appelle « bricolage engagé, charriage allégorique ou prismacolor politique », prennent d’abord la forme de joutes conceptuelles qui sous-tendent son œuvre entière. L’artiste élabore ainsi non seulement une approche originale de l’art conceptuel, mais encore cette facette à la base de son travail créatif — empreinte d’un fort esprit de dérision, de détournement et de transgression — s’emploie résolument à remettre en question les fonctions de l’art et le statut des artistes.
Par jeux de mots et d’associations, Jean-Jules Soucy scrute, analyse, soupèse, parcourt et réinvente, « à la québécoise », depuis un quart de siècle, « le corridor d’humour » de Marcel Duchamp, référence absolue pour l’art « dématérialisé » (art conceptuel, « ready made », art éphémère, art immédiat, performance, happenings, environnements, « land art », in situ, installations, iconoclasmes, art total, etc.). C’est pourquoi toutes les créations de Jean-Jules Soucy, même si elles en ont souvent l’apparence formelle, ne sont ni tout à fait des sculptures sociales, ni entièrement des œuvres environnementales, de seules approches contextuelles ou des installations et des manœuvres à visées populaires ou politiquement engagées. Ce sont toutes, fondamentalement, des œuvres d’art conceptuel dont le sens, le propos et la finalité ultime sont d’être continuellement en dialogue, recherche et expérimentations pour déceler, parcourir et résoudre les pistes d’humour et d’imaginaire que le génie de l’artiste français, considéré comme l’icône du paradigme de la dématérialisation des disciplines de l’art, avait semées au début du xxe siècle. Il faut donc y voir une interrogation inlassable de la question « Comment sortir Duchamp de l’art ? », ce dont Soucy ne se cache pas : « Voilà une question à laquelle il n’est pas aisé de répondre. Il y a bien la formule consistant à éloigner le Du du champ auquel cas la question se présente de la façon suivante : “Comment sortir du champ de l’art ?” Avec Duchamp, il ne faut rien négliger, pas même le chien de Picabia, Zizou (dans les années quarante). Il pourrait s’avérer utile ailleurs dans la démonstration. Et l’énergie ? Eveready a décliné des piles de tous modèles, type B, type D, type AA, type B, D, AA quoi — voir les grandes photos de piles. Ces piles accompagneront la mise en abime du ready-made. Elles servent à la fois la mise en abime et renvoie tout autant à mon matériau de prédilection, la baie des Ha ! Ha ! »
L’artiste saguenéen a donc entrepris d’en faire Le tour de la question (2006), rien de moins ! En deux temps, et par le biais de stratégies diamétralement opposées, pourrait-on dire. En effet, Soucy offre un parcours qui concrétise la dualité « attachement/arrachement », cette belle formulation d’Alain Finkielkraut qui me semble s’appliquer parfaitement ici dans la mesure où il m’a paru intéressant et pertinent de distinguer et de lier tout à la fois l’assise d’autodétermination communautaire locale de ses œuvres, celle des années 1980 et 1990 (l’attachement) à ses récents projets d’expansion internationale qui ont pris forme au tournant des années 2000(l’arrachement). Ces deux découpes, chronologique et stratégique, des œuvres vont servir à présenter ces deux facettes du fabuleux imaginaire de l’artiste.
L’attachement, ou quand Jean-Jules Soucy
vit à la Baie des Ha ! Ha !
et n’en sort jamais
En 2006, les travailleuses et travailleurs de la « Console », comme on l’a toujours appelée à La Baie, ont fait de la désormais fameuse « pyramide » construite de triangles d’aluminium — sous la forme de « Cédez le passage » qui, lorsque les phares des automobiles l’éclairent, s’illuminent la noirceur venue — leur lieu de rassemblement et de résistance pour protester contre les fermetures des installations de la papetière. Sculpture/architecture la plus visible et la plus spectaculaire du projet d’art contextuel La restauration des Ha ! Ha !, « work in progress » concocté par Jean-Jules Soucy, cette « Console » témoigne de ses vingt dernières années d’engagement dans l’art, aux confins de l’humour et de l’arrimage à sa communauté.
Ses premières pistes pour « sortir Duchamp de l’art » vont paradoxalement s’orienter vers sa communauté de la Baie des Ha ! Ha ! et, par extension, au « Royaume » du Saguenay Lac Saint-Jean puis à tout le Québec. Ses premières incursions sculpturales et ses installations des années 1980, usant du simulacre, de la surprise et du rire, sont déjà révélatrices de son immense talent. Ainsi, les signalétiques, qui annoncèrent le style et l’impact du travail à venir de l’artiste : créées sous forme de sculptures monumentales mimant les statues historiques et autres chef-d’œuvres classiques de l’histoire de l’art, bien que fabriquées en carton pâte imitant le bronze, elles parurent aux yeux de plusieurs comme étant les œuvres du Symposium international de Sculpture environnementale de Chicoutimi, un événement qui allait donner le ton aux autres zones événementielles des années 1980 et 1990 au Québec.
Les titres de quelques-unes de ses installations dans divers centres d’artistes un peu partout au Québec, et même à Ottawa, illustrent à eux seuls la démarche attractive et transgressive de Soucy : L’abondance a des coliques (1982),D’un général à l’autre (1984), Les jouets du président (1987),o.v.n.i. : où vont nos impôts ? (1987), Un vol de canards(1988), Les grandes moppes canadiennes (1988), Festival de cannes (1990), Entrepôt rouge et blanc (1991), Canicule(1992), Biodâme (1993), Suspendre l’automne (1993).
Ses installations, comme sa virtuelle et iconoclaste compagnieSoucy Financier, l’installation Bouffons (1997) ou Le corridor d’humour (1999), exploreront de manière humoristique son dialogue conceptuel avec Duchamp, mais aussi son regard critique sur l’art en société, confirmant la démesure de l’imaginaire chez Jean-Jules Soucy.
Ce sont cependant trois grands projets de sculpture sociale — au sens de « sculpter avec » et « pour » les gens dans leur quotidienneté — à Montréal, à Amos et à La Baie qui révèleront vraiment l’artiste au grand public. Sachant mieux que quiconque solliciter et intégrer la participation populaire, Jean-Jules Soucy le fera de façon éclatante dans le processus de création de L’œuvre pinte (tapis stressé) au Musée d’art contemporain de Montréal (1993) et à La Baie (1995), avec la production et le déploiement de la signalétique En ti-Cristauxdans Amos, en Abitibi (1997), et finalement pour l’érection de la Pyramide, le monument de la Restauration des Ha ! Ha !dans son patelin, Ville de La Baie (2000). Cette démarche artistique réinvente l’adhésion collective, laissant une large place à la participation et proposant de grandes corvées démesurées pour inscrire l’oeuvre dans les milieux de vie et d’art sans distinction de classes culturelles.
Tout comme les critiques d’art, qui découvrirent rapidement« l’esprit de subversion ironique et par le sourire » que propage Soucy, le cinéaste Bruno Carrière ne s’y était pas trompé en tournant, dès 1990, L’art est un jeu (1990). Coup sur coup dans les années 1990, la diffusion des films L’art n’est point sans Soucy (1994) et La cité renversée (1997) se feront l’écho médiatique de ce Génie de la Baie.
L’arrachement,
ou quand « Monsieur la Baie »
décide de prendre l’art comme
on prend l’air
On devrait aller prendre l’art comme on va prendre l’air.
D’artiste contemporain ayant toujours ancré ses œuvres à La Baie et au Saguenay, voilà que, avec les années 2000, Jean-Jules Soucy change radicalement de cap. Désormais, il voyagera. À l’attachement local succède l’arrachement nomade et planétaire ! Comme toujours, un concept, un constat et un contexte président à ce renversement d’attitude artistique. En effet, une fois la pyramide de La Baie achevée, Jean-Jules Soucy s’interroge : « Comment se fait-il que le milieu se mobilise si peu pour venir à la Baie des Ha ! Ha ! ? »Il dresse alors le constat que « dans les cinq dernières années, personne n’est venu, de l’Association des retraités du Louvre aux Amis du Guggenheim, de Christo, Ben et Sterbak, Lewitt et Buren ; à leur décharge, peu d’ouvrages sérieux mentionnent et documentent cette destination. Richard Martel (directeur du Lieu), nous a visité en août 2003, mais bon, il est natif de la Baie des Ha ! Ha !. Il a ensuite quitté pour la Baie du Ha ! Ha ! dans le parc national du Bic, près de Rimouski ».
Afin de renverser la situation, et comme il l’a toujours si bien fait, l’artiste va entreprendre de mêler conceptuellement sa matrice bdaa à ses origines généalogiques ainsi qu’à la géographie de l’emplacement des villes érigées sur le 48eparallèle. « L’opération en elle-même est iconoclaste, le sujet inépuisable et propre aux rebondissements. Envahir est le maître mot de mon intervention ; infiltrer le système, y laisser des traces, prendre à partie, prendre parti, m’étendre, faire une sieste, respirer, en redemander. Depuis quelques années je réfléchis sur les fonctions de l’art. Je fais maintenant de l’aRt avec un grand air et je ne crois pas que ce soit temporaire… J’ai longuement réfléchi sur ma pratique pendant cet exercice… Les gens ne viennent pas à la Baie, la Baie ira à eux. Et c’est là que bascule ma pratique, me remettre en forme, devenir Monsieur La Baie comme d’autres envisagent de devenir Monsieur Univers. »
De cette nouvelle envolée, des pistes de réflexion sur le sens de l’art comme stratégies d’art en actes, d’art comme expériences, différentes de l’art-performance et de l’« installaction » (installation orchestrant ou dérivant d’une performance), de l’esthétique relationnelle fondée sur sa seule réalisation psychosociale ou de l’exercice multimédias pour écrans seulement vont s’orchestrer dans la tête de celui qui, de stationnaire, entend se faire nomade.
En cette ère de mondialisation et d’altermondialisation, où l’internationalisation des réseaux s’est renouvelée, l’artiste se dote d’un nouveau rôle, celui d’ambassadeur de son patelin : Jean-Jules Soucy deviendra Monsieur La Baie en voyage chez les autres, de préférence des cités qui ont une baie (Saint-Pétersbourg, Baie-Saint-Paul, Victoria). Jean-Jules conçoit de manière rigoureuse cinq expéditions visant à reformuler la question de fond qui le hante : « comment sortir Duchamp de l’art ? »
Le Tour du Canada…
en vélo stationnaire
Ça m’a permis de faire connaître mon travail à La Baie.
Quittant La Baie, Jean-Jules Soucy a amorcé son Tour du Canada à vélo stationnaire en 2004. Il a pédalé dans les vitrines de différents centres d’artistes, galeries d’art ou musées, et lors d’événements à Montréal, Ottawa, Toronto, Vancouver et Victoria. Il a ainsi accumulé, fin 2004 et 2005, les 8 800 kilomètres nécessaires pour compléter l’aller-retour de la Baie-Victoria (en Colombie-Britannique) à La Baie ! Utilisant différentes créations, comme les cartes Le goût des « d » ainsi que les Mini posters de la pyramide, il s’est fait Ambassadeur de son milieu et de son art.
Le Tour de la question…
à Baie-Saint-Paul
À l’été 2006, Jean-Jules Soucy accepte l’invitation « de…demeurer à La Baie tout en se déplaçant d’une Baie à l’autre » : de ville de La Baie à la Baie-Saint-Paul, à l’occasion de la 24e édition d’un Symposium international d’art contemporain lancé par une madame… Labbé ! Il y entreprend, toujours à vélo stationnaire, de faire Le tour de la question.Sur le quai, dans le stationnement du centre commercial, dans les rayons de la bibliothèque où il rencontre de prestigieux participants, comme Mme Lise Bissonnette, présidente de la Grande Bibliothèque, le sculpteur René Derouin ainsi que le maire de Baie-Saint-Paul, ou encore dans l’aréna — où il défie en jeux de mots tous les artistes — et même en plein colloque du Symposium, Soucy irradie.
Invading New York and more
Après le Tour du Canada (de la Baie de Ville de La Baie à la Baie de Vancouver), et le Tour de la question (de ville de La Baie à la Baie Saint-Paul), Jean-Jules Soucy propose comme troisième déplacement Invading New York and more. Occupant le studio du Québec à New York, et par là deux territoires « du champ » de l’art (l’univers subventionné qui permet à un artiste de séjourner ailleurs et d’être dans la capitale mondiale du marché des galeries et des institutions de l’art contemporain), Jean-Jules Soucy entend y « passer mes H… A (achats) aux douanes » et envahir des zones artistiques en les disséminant « à travers le monde à partir de New York (dédouaner le plaisir) dans 2 000 galeries ALL OVER THE WORLD » !
J-J-S interviewe Duchamp
devant le Grand Verre
J’ai quelques questions à lui poser.
Il est facile d’énoncer une idée, telle celle du dialogue virtuel que Jean-Jules Soucy entretient depuis ses débuts avec un artiste phare comme Marcel Duchamp. La concrétiser est une autre affaire. Qu’à cela ne tienne, Jean-Jules Soucy (J-J-S), ayant retracé l’entretien que le directeur du Musée Guggenheim de New York, James Johnson Sweeney (J-J-S), a eu avec Marcel Duchamp en 1955 et intitulé « L’artiste doit-il aller à l’université ? », monsieur La Baie, qui possède les même initiales, imagine de se substituer à l’autre J-J-S, de se déplacer deux mois au Musée d’art de Philadelphie qui expose le Grand Verre, et de refaire le questionnaire devant le Grand Verre, dans les mêmes conditions mais en l’absence de Duchamp. Comme Soucy dit : « J’ai quelques questions à lui poser. »
Libérer l’Hexagone
(Jour J-J débarquement de Normandie)
06/06, Jour J, D Day, prononcer d d
On savait qu’à la base de la conception de la Pyramide des Ha ! Ha ! la sculpture sociale ayant transformé le paysage urbain de sa ville d’appartenance, la référence architecturale aux triangles et aux pyramides — dont celle du Louvre à Paris — et par là aux formes hexagonales formées de triangles, a toujours joué un rôle dans le passage du concept au visuel chez Soucy. Né un 6 juin (hasard ou destin ?), date du débarquement historique des forces alliées en Normandie, le Jour J, Soucy a finalement songé à détourner à ses fins artistiques cette superposition des événements, la libération de l’Europe et sa naissance, en imaginant une date d’intervention artistique, le Jour J-J (Jean-Jules) pour son « débarquement » dans le pays de l’Hexagone, la France, et patrie de celui qui, comme cinquième expédition, cherche toujours à trouver « comment sortir Duchamp de l’art »…
Sans conclure
Dans le mot « esthétique » se love celui d’« éthique ». Sur ce plan, l’esthétique de Jean-Jules Soucy se métamorphose durant les premières années du XXIe siècle. Ses projets d’art-aventure prennent l’allure, pour employer la formule du critique Yves Michaud, d’art à « l’état gazeux ». Cet « arrachement » ne partage-t-il pas sur bien des points la même vision de créer en société qu’un Robert Lepage entretient avec son milieu ? Attaché viscéralement à sa ville natale, Québec, où il a implanté sa caserne /laboratoire, le dramaturge le plus réputé n’en déploie-t-il pas moins sa créativité théâtrale inter et multidisciplinaire en nomade partout sur la planète ? Ainsi, les deux créateurs, chacun à leur façon, redéfinissent-ils l’évolution culturelle et artistique identitaire du Québec au Monde pour ce nouveau millénaire.