Gilles Mihalcean : force d’attraction

Les objets tournent et volent pour nous.
Avec eux, et avec notre cœur, 
nous bâtissons la mémoire. 

— Élise Turcotte, Le bruit des choses vivantes, 1991.

La comparaison s’est imposée, obsédante et utile, aveuglante et fructueuse comme toutes les comparaisons. Par la tension suggérée entre les formes réunies, les sculptures de Gilles Mihalcean évoquent pour moi le mouvement complexe des planétaires mécaniques mis au point au xviiie siècle1. Ces modèles réduits du système solaire transposent de façon tangible et poétique ce qui est de l’ordre de la connaissance et de l’imagination. Comment représenter de manière sensible un ensemble de données portant sur la composition de l’univers, dont on observe pourtant certains phénomènes au quotidien ? 

En réunissant dans une composition mobile et schématisée des formes qui représentent les corps célestes, les planétaires à engrenages rendent possible la compréhension de phénomènes auxquels nous prenons part mais que notre position sur la Terre rend difficilement saisissables. Ces magnifiques montages de verre coloré et de métaux actionnés par une mécanique qui reprend celle de l’horlogerie, celle-là même qui précise la mesure de notre rapport au temps, sont-ils bien du même ordre que les sculptures de Mihalcean ?

Les amalgames du sculpteur participent d’une certaine manière à ces constructions modélisées. La force d’attraction qui s’exerce entre les éléments qu’il choisit et regroupe, la multiplication des points de vue qu’il propose, les changements d’échelle qu’il induit, tout comme la matière et les objets qu’il regroupe offrent une interprétation d’un microcosme qui nous est  à la fois familier et qui nous échappe. Une chose cependant les distingue profondément : les sculptures de Mihalcean n’ont pas de centre. Elles renvoient à des phénomènes et des observations dont le noyau est insituable — des espaces mobiles et en changement —, à une cosmographie évoluant sans axe. 

C’est l’artiste et le spectateur avec lui qui, par leurs déplacements, en deviennent en quelque sorte le mécanisme et le centre permettant à ces assemblages d’orienter, d’énoncer et de reformuler le propos. C’est ce qui est aléatoire dans la structure du monde et dans notre rapport avec ses composantes qui semble intéresser l’artiste. Comment réagir aux phénomènes en mouvement, aux lentes transformations et quelle place laisser à chacun dans la connaissance et l’interprétation des observations tirées de notre environnement ?

Le temps et le vide

Mihalcean place au centre de son travail le temps et le vide. Le temps s’impose doublement. Il s’agit d’abord du temps de l’histoire, celui de l’expérience de l’artiste et de son milieu, de la communauté et de la culture dont il fait partie2. C’est par la connaissance de la tradition populaire dans laquelle il s’inscrit et par sa transmission que son œuvre existe. L’histoire de la sculpture au Québec, la pratique des matériaux tels que le bois et le plâtre — matières qu’il privilégie — et les valeurs artisanales et religieuses qu’ils ont portées sont au fondement de sa démarche et de sa réflexion sur la sculpture3. Quelle place accorder à la statuaire et au monument dans une société sans dieu ni héros ? Une compréhension des enjeux de la société actuelle et de ses idéologies porte les indices du projet à réaliser, projet né d’une démarche intérieure qui s’inscrit dans la collectivité à laquelle il sera confié, une fois réalisé.

La production de l’œuvre commande un autre aspect de la temporalité dans la mesure où elle s’ébauche à partir d’objets trouvés/fabriqués, de la traduction d’idées croisées. Il ne saurait s’agir d’intégrer n’importe quel objet surgi au hasard des trouvailles, mais bien de « trouver » celui qui, par sa couleur (saturée), son volume (insolite), sa matière (illusoire), sa forme (indicielle), suggère un aspect de l’intuition première. À cet objet initial s’en greffe un autre, fort différent, mais choisi pour les mêmes qualités et qui doit entrer dans un dialogue métaphorique avec le premier. C’est l’ajout d’un troisième élément qui devient crucial dans la mesure où les relations spatiales et de sens sont remises en question et où il faut partir à la recherche d’un autre équilibre qui, par ses proportions et son rythme, fasse advenir la sculpture. Les parties s’accumulent avec parcimonie et s’ajustent jusqu’à ce qu’à force d’attente et d’observation une intervention commande de tout revoir et de reprendre. Tout ce temps est à son tour confié au spectateur qui ne peut faire l’économie de la durée afin de se familiariser et d’investir les signes dont Mihalcean a chargé sa sculpture et qu’il faut réinventer.

Le vide joue un rôle tout aussi important que la partie matérielle de l’œuvre. Dans ces intervalles se développent des échanges entre les quelques éléments présents dans une concentration qui leur permet d’exister en soi, tout en s’immisçant dans l’ensemble. Les formes se démultiplient et deviennent l’articulation dans laquelle elles se meuvent. Les rares objets visibles remplissent l’espace, tendu comme l’archet afin qu’il puisse faire chanter l’instrument. Les composantes de la sculpture semblent maintenues par un magnétisme qui les attirent et les gardent à distance. C’est dans ce rapport spatial, tout comme dans l’échelle des pièces qu’opère la magie toujours renouvelée de la sculpture de Mihalcean. C’est l’espace qui ajoute au questionnement qui est au cœur de sa pensée, une remise en question des propositions qui portent à l’inquiétude et à l’exploration. Parce que Mihalcean puise dans le sens commun, dans l’expérience collective, chacun peut tirer parti du jeu d’assemblage que formule le sculpteur. 

On a souvent, à juste titre, interprété les œuvres de Mihalcean comme des narrations, des récits ouverts dont la permutation des composantes autorise autant de lectures, de raccourcis, de retournements ou de dénouements4. On serait tenté d’y voir également la formulation du langage plus abstrait des mathématiques : les sculptures se présenteraient alors comme des équations, dans la mesure où les variables introduites, que l’on nomme de manière évocatrice des inconnues (« équation à plusieurs inconnues », comme on disait lorsque j’apprenais l’algèbre), offrent autant de solutions à partir de leurs valeurs multiples. Les questions posées à ces regroupements de formes et de symboles détournent avec humour les réponses que l’on peut en attendre.

Approches de l’œuvre

Au cours de quarante ans de production, Mihalcean a développé, il me semble, deux approches formelles principales dans la façon de suggérer du doute et des possibilités de sens à partir d’objets réunis. Celle que je viens de présenter où la sélection d’éléments, leur disposition, leurs relations ambiguës créent des enchaînements ludiques. On remarque également une attitude tout à fait contraire. Les éléments qui s’étalaient dans l’espace peuvent également s’entasser et c’est leur resserrement qui construit une forme irrégulière (Tempête, 2010) ou un mouvement qui leur insuffle une sorte de contrôle, comme le vide le produit ailleurs. Une sculpture comme Clair de lune (2008) semble représentative du passage d’une approche à l’autre tandis que les changements d’échelle demeurent toujours bien présents. Alors qu’un côté déploie la surface pâle et veinée du bois marquée de cratères, l’endos accueille la synthèse d’un paysage habité vu dans un éclairage nocturne. 

Les toutes premières sculptures, de plus petit format, étaient basées sur l’accumulation, la répétition du geste, d’un faire à partir d’éléments modestes, souvent usinés (comme L’anxiété, 1971). Il en résultait un objet concentré dont la forme, aléatoire et mobile, demeurait en suspens. Depuis 1995, Mihalcean semble revenu à cette disposition de début de carrière qui explore une tout autre voie plastique. La sculpture s’y présente comme forme monolithique, une ronde-bosse que l’on peut confronter de points de vue prédéterminés. Cette idée de magma, de condensation, opère dans des œuvres plus récentes (Trou de ver, 2006-2009) et dans les pièces présentées en 2009 au Centre d’exposition Circa et à l’hiver 2011 à la galerie Roger Bellemare. Il en va ainsi pour Ver (2009) qui joue sur l’homonymie (verre, vert, ver) alors que forme, couleur et matière énoncent l’envers, le revers et la vermoulure.

Il s’agirait aussi de montrer une exploration de l’intérieur et de la combiner en même temps à son articulation dans l’espace. Dans Autoportrait de Dieu (pour mon père) (1998), par exemple, sur un noyau de formes diverses viennent se superposer deux réseaux d’ondulations, sorte de surmoi ou de mouvement sans fin qui tente de contrôler la gesticulation des pulsions sous-jacentes. 

Cette deuxième approche maintient cependant la présence du regard empathique qui traverse et caractérise toute la sculpture de Mihalcean. Toujours, le spectacle de la sculpture est affirmé, la présence du spectateur complice sollicitée. En intégrant plusieurs points de vue, tant physiques qu’allégoriques, des positions issues de la culture et de la pratique de son art, en célébrant le vide, l’artiste multiplie les angles d’approche et invite à considérer des suites du monde dans leur sensible complexité. 

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1. Il s’agit principalement des sculptures réalisées entre 1985 et 1995, dont Brumes gaspésiennes (1987), L’Averse (à la mémoire de François) (1987), Vieille branche (1990), Le Caillou (1991) et La Nativité (1995) qui proposent autant de solutions à une approche de la sculpture par regroupement d’éléments de prime abord disparates.

2. « J’ai toujours défendu le fait que la pratique de la sculpture doit chercher à refléter les valeurs sociales et culturelles dans lesquelles elle s’inscrit. C’est son engagement, c’est son identité et sa souffrance ». (Gilles Mihalcean, Transgression d’un genre, Joliette, Musée d’art de Joliette, 2007, p. 20). Louise Poissant écrivait à propos des œuvres de Mihalcean : « L’art pense ainsi dans la mesure où il traduit le lieu d’où parle l’artiste : d’une histoire de l’art qui recoupe en certains points un destin personnel ». (« Gilles Mihalcean : passages et reprises », L’art pense, Montréal, Société d’esthétique du Québec, 1984, p. 57).

3. Mihalcean collige depuis plusieurs années des notes et des réflexions sur la sculpture et son métier. Espérons que cet ouvrage sera publié prochainement. On peut, par exemple, en parcourir des extraits dans une fiche publiée lors de la 7e édition des Cent jours d’art contemporain de Montréal en 1992, dans le texte : « Sur ma manière de travailler » (Sur ma manière de travailler Actes du colloque Art et psychanalyse II, Hervé Bouchereau et Chantal Pontbriand éd., Montréal, Parachute, 2002, p. 41-47), dans le catalogue que lui consacrait le Musée d’art contemporain de Montréal en 1995 et dans un article de Charles Guilbert, « Gilles Mihalcean. Mettre son monde sur la table » (Espace, n97, automne 2011, p. 44-46). On lira également le texte d’un entretien avec Marie-France Beaudoin dans le catalogue Gilles Mihalcean, Transgression d’un genre (Joliette, Musée d’art de Joliette, 2007, p. 19-29).

4. Voir, entre autres, les textes de Johanne Lamoureux, « Le caillou et la mie ou l’allégorie du récit », Protée, vol. 21, n1, hiver 1993, p. 4 ; de Gilles Godmer « Portrait d’une sculpture » dans le catalogue de l’exposition Gilles Mihalcean au Musée d’art contemporain de Montréal (1995, p. 11-17) ; de Thérèse Saint-Gelais « Lisez l’objet et racontez-nous une histoire » et Colette Tougas « Du côté de chez soi », Parachute, n83 (juillet-septembre 1996), p. 6-13.

* En page 19 : L’Anxiété, 1971. Balles de ping-pong, épingles à ressort, paillettes, billes de plastique, peinture et feuillet de bois. 19 x 23 x 30 cm. Musée d’art contemporain de Montréal. Photo : Gilles Blanchette.