Galerie de l’UQAM, 91 p.
Tirant avantage ces dernières années de la traduction et de l’attrait puissant qu’exerce son iconographie, la bibliothèque automatiste gagne en importance, de nouveaux titres venant régulièrement garnir ses rayons et l’enrichir : à la publication par Fabiola Baldo de Bellezza Barocca (traduction italienne de Beauté baroque de Claude Gauvreau), et de The Sands of Dream (traduction anglaise des Sables du rêve de Thérèse Renaud par Ray Ellenwood, dont on attend avec impatience la traduction française aux Quatre Cents Coups de son Egregore, ouvrage essentiel s’il en est), voici que s’ajoute, au terme d’une germination tout aussi spectaculaire qu’imprévue, Les Saisons Sullivan, un album photographique produit par la galerie de l’UQAM.
Qui aurait deviné, soixante ans après les improvisations aux Escoumins (à l’été 1947) et à Otterburn Park (à l’hiver 1948, qui ont donné lieu au célèbre Danse dans la neige), que l’artiste multidisciplinaire Françoise Sullivan s’engagerait à reprendre et à mener à son accomplissement, avec la complicité du peintre et vidéaste Mario Côté, le projet initial des Saisons ? Au vidéo-film également intitulé Les Saisons Sullivan, montré au public en première lors du dernier Festival des films sur l’art de Montréal (voir le texte de Ginette Michaud dans ce même numéro, p. 10), il faut en effet joindre l’album présenté sous la forme d’un boîtier noir, rassemblant soixante-sept photographies réalisées par Marion Landry durant le tournage, auxquelles s’ajoutent quatre dessins chorégraphiques inédits de Françoise Sullivan.
Par sa forme même réunissant, dans une visée double, à la fois film et catalogue, ce projet s’inscrit dans le prolongement du cycle original des Saisons, et plus précisément de la célèbre suite photographique Danse dans la neige, qui donna l’occasion à Jean-Paul Riopelle (dans le rôle de cinéaste) et à Maurice Perron de travailler côte à côte. Il n’est pas interdit de penser que Sullivan et Côté, en reprenant ce projet resté « en sommeil » (selon l’expression de Louise Déry), aient voulu réparer l’infortune provoquée par la disparition regrettable des deux films originaux dans les années cinquante ; mais une autre motivation pourrait aussi cependant avoir guidé l’artiste : devant l’absence d’indices concrets témoignant du concours de Riopelle, certains en étaient venus avec le temps à remettre en question sa participation à Otterburn Park, cherchant à attribuer tout le mérite de Danse dans la neige à Maurice Perron… Pour Françoise Sullivan qui était bien présente ce 28 février 1948, le temps était sans doute venu de rétablir les faits.
Le retour des saisons
Si la série photographique Danse dans la neige a acquis au cours des ans une notoriété certaine (elle fut présentée à plusieurs reprises au Québec et à l’étranger lors de manifestations de tout premier plan et une des dix-sept photos de la suite figure même dans le recueil original du manifeste Refus global, accompagnée d’une légende confirmant que Riopelle a bien filmé Danse dans la neige), c’est parce que la chorégraphe, en engageant à son retour de New York un singulier dialogue entre le corps et l’espace, a rompu de manière audacieuse avec les codes scéniques de son époque ; elle réalisait ainsi, hors des espaces habituels de représentation, une véritable performance avant la lettre dont la dimension avant-gardiste et la beauté formelle n’ont depuis cessé de nous éblouir. D’ailleurs, des recherches comparatistes récentes portant sur des manifestations de la modernité culturelle dans les pays nordiques montrent qu’il n’existe pas d’équivalent à la création d’une œuvre telle que Danse dans la neige. C’est un constat qui, déjà en lui-même, suffit à souligner l’intérêt de cette entreprise.
Nul doute que le pari ouvert ici par Sullivan et Côté était risqué : comment le public actuel réagirait-il face à un travail chorégraphique élaboré à la fin des années quarante, et reposant presque entièrement sur l’improvisation ? De plus, le décor du mont Saint-Hilaire s’étant considérablement modifié depuis soixante ans, comment reconquérir la magie du lieu ? La force particulière de la série photographique Danse dans la neige réalisée par Maurice Perron a trouvé sa source non seulement dans la rigueur de ses compositions et dans le soin particulier qu’il a pris lors du développement des épreuves (une bonne partie du travail de création de Perron, on le sait, étant réalisé dans l’après-coup, en laboratoire, où il établissait des rapports subtils dans les jeux de lumière et l’équilibre des contrastes). Mais la qualité de cette œuvre singulière tient aussi en bonne partie au paysage lui-même, à son austérité boréale (bien présente, malgré la proximité de la grande ville), au grain de lumière tranchant caractéristique du mois de février, à la réverbération aiguë et à l’intensité d’un espace déserté qui, par moments, évoque infailliblement le Grand Nord. On se rappellera toutefois que ce décor « millénaire » comme le dira Sullivan était lui-même fragile, lié à des états météorologiques éphémères, et qu’en 1948, dès le lendemain du tournage, les automatistes n’avaient pu poursuivre le travail, « les conditions ayant changé », comme le préciserait Maurice Perron par la suite. De toute évidence, malgré l’absence de circonstances climatiques favorables, l’équipe technique sera parvenue cette fois à surmonter les obstacles nombreux, dont le manque de neige pendant une grande partie de l’hiver. Le résultat donne une iconographie remarquable par son unité formelle, dont Marion Landry et Françoise Sullivan tirent parti avec une grande sensibilité.
Couleurs de saison
On pourrait sans doute tracer des parallèles nombreux — à commencer par les dimensions et le format comparable de la publication, présentée dans les deux cas sous forme de boîtier — entre l’édition à tirage limité de Danse dans la neige que fit paraître Françoise Sullivan en 1977 aux éditions Vincent Ewen et celle des Saisons Sullivan qu’elle signe ici avec Marion Landry : Sullivan a visiblement tenu cette fois encore à préserver le caractère photographique des épreuves, mettant en relief la singularité et l’unicité de chacune des photographies. Le boîtier noir suggère « la boîte noire », l’appareil photographique, nous ramenant à 1925 et à l’invention du Leica portatif, appareil qui libère le photographe du temps de pose, et lui donne le génie de l’instant volé.
Quatre saisons dans la vie de Françoise
Parmi les photographies des quatre improvisations contenues dans Les Saisons Sullivan (chacune étant interprétée par une danseuse différente1, celles de Andrée-Maude Côté (le printemps), sous la pluie battante, dans le Vieux-Montréal, et de Ginette Boutin (l’hiver) m’ont paru particulièrement bien senties ; cette réussite tient d’abord à la qualité des interprètes et à leur capacité à assimiler le vocabulaire chorégraphique de Françoise Sullivan. Ginette Boutin pour sa part a su mettre à profit sa longue fréquentation de l’œuvre chorégraphique de Sullivan, alliant aux séances de répétition en atelier sa capacité exceptionnelle à transposer ces gestes in situ et à s’ajuster habilement aux accidents du terrain — le défi, dans son cas, faut-il le souligner, était plus difficile à relever, puisqu’elle n’avait d’autre choix que de se mesurer aux images mythiques de la jeune Françoise Sullivan immortalisées par Perron. Dans le « printemps » et l’« hiver », Marion Landry joue avec les codes de représentation (effets de contraste, de naturel, de perfection formelle, de mise en scène, etc.) et exploite la disposition de la photographie à exprimer tout autre chose que ce qui est montré. À travers divers procédés (décentrement du sujet, progression du corps selon une diagonale, rupture d’équilibre), elle suggère une lecture autre des formes perçues : elle tire habilement parti des espaces scarifiés, recouverts de graffiti, des lignes rugueuses, de la matière des surfaces usées et de la végétation raréfiée du décor industriel du Vieux-Montréal, qui contrastent avec la « renaissance » que semble suggérer l’idée de printemps. Le motif du printemps transparaît, délavé sous la pluie battante, tel un souvenir ancien, dans le motif fleuri de la robe de la danseuse, évocation discrète qui suggère la parure végétale de Flore, la déesse des fleurs et symbole de la fertilité de la célèbre allégorie du Printemps de Botticelli. La photographe fait porter la lumière sur les extrémités du corps, comme si celle-ci devait disparaître à tout jamais : les pieds, le visage, les mains. Ce temps fragile des commencements est aussi celui de la fin. Comme le disait Cartier-Bresson lui-même au sujet de la photographie : « nous jouons avec des choses qui disparaissent ».
Dans le cas de l’« hiver », Marion Landry recourt cette fois à d’autres procédés photographiques. Transposant sur pellicule les effets contraires de transparence et d’opacité de la neige, usant des contrastes lumineux, elle fait aussi usage (comme Perron avant elle, à qui elle rend indirectement hommage) des lumières tamisées de fin de journée. Aux jeux formels déjà évoqués, elle allie de façon audacieuse une profondeur de champ inhabituelle : son utilisation du flou et de certains éléments structurants qui rompent l’unité visuelle du paysage — par exemple, les pylônes électriques — établit un lien entre Danse dans la neige et une esthétique plus contemporaine de la photographie. Mentionnons aussi, au début de chacune des saisons, l’intéressant apport de Françoise Sullivan, dont les dessins se présentent sous la forme de schémas chorégraphiques (n’est-ce pas la visée de cette entreprise : conserver la trace de ces créations tout aussi éphémères aujourd’hui qu’hier ?). Il serait difficile de ne pas souligner en terminant l’élégance de la conception graphique de Marc-André Roy (il faut d’ailleurs à ce sujet, noter le choix du format donné à la publication, soit le carré, dont la symétrie parfaite évoque le cycle des saisons : chacune, par ce rappel, porte en elle toutes les autres) et le texte d’accompagnement de Louise Déry. Dans sa postface (présentée dans les deux langues : l’œuvre de Sullivan rayonne largement chez le public anglophone), elle retrace avec précision la genèse du projet depuis ses origines, soulignant « l’incroyable défi lancé au temps et à l’art » que ce geste représente. On ne peut que lui donner raison lorsqu’elle fait remarquer que cette initiative de Françoise Sullivan est à la naissance de la danse moderne et du cinéma d’art expérimental en danse au Québec. Lancées le 28 février 2007 au Musée d’art contemporain de Montréal — soixante ans, jour pour jour, après l’improvisation d’Otterburn Park —, ces Saisons Sullivan non seulement constituent un hommage à une artiste d’exception, mais elles inscrivent, de manière originale, cet « acte de mémoire et de création » que l’on peut en effet qualifier, à l’instar de Louise Déry, d’« inaugural ».
1. Les interprètes des Saisons Sullivan sont Andrée-Maude Côté (« Danse printemps »), Anik Hamel (« Danse été »), Louise Bédard (« Danse automne ») et Ginette Boutin (« Danse dans la neige »). Les Saisons Sullivan de Françoise Sullivan et Marion Landry
avec une postface de Louise Déry Galerie de l’UQAM, 2007, 91 p
(30,5 x 30,5 cm).
Imprimé en duo-black à fond perdu sur finch Paper 130 lb, sans reliure, assemblage dans une jaquette à rabats et boitier marauflé d’un papier noir Wausau présentant un estampage vernis noir.