Clément de Gaulejac : Entretien avec Clément de Gaulejac

Le travail de Clément de Gaulejac s’inscrit dans une filiation de l’art conceptuel des années 1960 et 1970 dont il revisite les acquis formels en les articulant avec des préoccupations issues « du réel le plus platement réel », comme il le précise lui-même. Ses projets installent un va-et-vient entre l’observation minutieuse du quotidien et une recherche formaliste sur le langage.

Spirale : À partir de l’un de tes premiers projets, Téléphone arabe, pourrais-tu décrire ta démarche artistique et le rapport qu’elle entretient avec l’espace physique dans laquelle elle se déploie ?

Clément de Gaulejac : Le mot « téléphone » écrit en langue arabe crée une discontinuité de sens avec l’expression française « téléphone arabe ». En effet, le mot « téléphone » écrit en langue arabe ne se distingue comme arabe que pour les non-arabophones ; quant aux arabophones, ils lisent le mot « téléphone » sans que leur soit perceptible la dénotation d’arabe et encore moins la connotation qui lui est associée dans la langue française (de la rumeur au jeu des enfants qui se passent un message à l’oreille jusqu’à ce que celui-ci, complètement déformé, soit dit à haute voix). Quand j’ai découvert ce jeu linguistique j’ai été fasciné par son fort potentiel métaphorique et j’ai décidé de le transposer dans l’espace public.

Accroché sur un pont de la gare Midi à Bruxelles, un premier Téléphone a été réalisé sous forme d’un néon — vite vandalisé. Le centre d’art qui m’avait invité à produire cette pièce a alors fait appel à un calligraphe pour produire une affiche de substitution. Cet enchaînement de faits m’a donné l’idée de poursuivre ce travail sous la forme d’une série dont chaque nouvel avatar serait copié à partir du dessin de celui qui le précède, sans considération de lisibilité — rejouant en ceci la règle non écrite du jeu du téléphone arabe tel que le pratiquent les enfants.

Spirale : L’expérience s’est-elle ensuite poursuivie ?
Clément de Gaulejac : Oui. À partir du dessin du calligraphe, j’ai fait réaliser un nouveau néon que j’ai installé au-dessus de la porte d’entrée de mes amis qui m’en avaient passé commande, à Outremont, dans une des rues du quartier de la communauté hassidique de Montréal.

Le Téléphone s’est ensuite transporté dans le centre d’Ottawa où il emprunte la forme des panneaux qui annoncent la présence d’un édifice officiel. Je précise que si l’expression « téléphone arabe » est déjà moins utilisée au Québec qu’en France ou en Belgique, elle ne signifie plus grand-chose dans la capitale fédérale. En se déplaçant géographiquement, mon téléphone arabe assume les affres d’une copie aveugle, idiote.

Spirale : Téléphone arabe est donc, comme tu l’as précisé, un travail expérimental à partir d’un jeu linguistique sur la dissémination du sens, les impasses de la traduction et les discontinuités culturelles. Est-ce un travail singulier dans l’ensemble de ton oeuvre ou retrouve-t-on ce mode opératoire dans d’autres projets ?

Clément de Gaulejac : Comme souvent dans mon travail, je pars d’une expression populaire très imagée que je traite de manière très littérale, en la prenant au pied de la lettre. Dans le cadre de la même exposition à la galerie Saw d’Ottawa, j’ai réalisé une autre pièce, Département des coûts, qui elle aussi travaille à partir d’une expression toute faite.

À l’entrée d’une petite salle de la galerie j’ai accroché deux marteaux. Sur la face percutante de ces marteaux était collée une étampe reproduisant l’inscription : « ça ne vaut pas un clou ». Dans la pièce, des tampons encreurs étaient disposés. Le spectateur comprenait ainsi qu’il avait la possibilité de se saisir du marteau pour en frapper les murs de l’institution artistique. Et il ne s’est pas gêné pour le faire !

Spirale : As-tu imaginé, en réalisant cette œuvre, l’impact qu’elle pouvait avoir sur le public ?

Clément de Gaulejac : Duchamp disait que « ce sont les regardeurs qui font les tableaux ». Je pense comme lui qu’une œuvre d’art existe par l’intention de son auteur autant que par la réception qu’on en fait, que l’art est avant tout une affaire de communication : sommes-nous d’accord pour estimer ensemble que cette proposition esthétique est une œuvre d’art ?

Mon dispositif fait du spectateur l’arbitre ultime de cette estimation ; il martèle les murs de cette terrible assertion : cette œuvre ne vaut même pas le clou pour l’accrocher. Mais où est l’œuvre qui ne vaut pas un clou ? Si on ne la voit pas, comment l’estimer ? Et plus généralement, comment juge-t-on ? Le jugement peut-il remplacer l’œuvre elle-même ?

En essayant de donner à voir ces questionnements, j’ai construit un dispositif participatif qui incitait le spectateur à co-construire la proposition. Dans mon intention, les murs du Département des coûts étaient vides avant qu’on ne les recouvre petit à petit d’un jugement de valeur sur une œuvre qui resterait absente. Dans les faits, les murs de la petite salle qui m’avait été confiée pour réaliser cette pièce ont littéralement été détruits sous les coups des « regardeurs ». À l’issue des cinq semaines de l’exposition il a fallu la reconstruire entièrement.

Spirale : Aujourd’hui, la frontière entre un art participatif qui convoque le spectateur et l’invite à prendre place dans le dispositif, et un art militant, engagé, inscrit dans une démarche citoyenne, est ténue. Dans quel registre situerais-tu ta propre démarche ?

Clément de Gaulejac : En tant qu’individu situé géographiquement et historiquement, j’appartiens à la société de mon temps. Pour évident qu’il puisse sembler, cet axiome m’inclut aussi comme artiste. Je suis un artiste engagé dans la société, comme on dit d’un convoi qu’il est engagé dans un défilé. Mais cela ne veut pas dire que j’effectue un travail de type social ou militant, ni non plus décoratif ou divertissant. Une de mes premières actions d’artiste illustre assez bien le mode selon lequel je conçois cet engagement. À Paris, au milieu de la place Denfert-Rochereau trône le célèbre Lion de Belfort. Cette sculpture, monument à la défense nationale française, a été réalisée par Bartholdi, le sculpteur de la Statue de la Liberté. Durant l’année 2001, le Lion en bronze a été retiré de son socle pour être rénové. Je me suis alors confectionné un masque et un costume de lion et suis en quelque sorte allé assurer l’intérim sur le socle laissé vacant.

Spirale : Quel est le rapport de ton travail au langage, à sa capacité de dévoilement ou d’élucidation des réalités culturelles et sociales ?

Clément de Gaulejac : J’interroge l’autorité du langage à dire le vrai ; je recherche dans ses impasses et ses paradoxes les traces visibles d’un échec de la rationalité à tout expliquer. Dans mon travail d’artiste, les mots sont présents dans l’espace réel, c’est-à-dire extraits de la fluidité du discours pour devenir des objets avec des bords. Ces ready-made sémantiques sont une représentation structurale du langage, mais aussi l’occasion de les entendre une seconde fois, comme des énoncés simples.

Le monde tel qu’il est est une construction, qui n’est pas naturelle, mais naturalisée par l’usage implicite. Je pense que les artistes ont un rôle à jouer dans ces processus de naturalisation du monde, notamment pour les déconstruire.

Spirale : Le Téléphone arabe et Prendre sa place au lionprenaient place dans la rue ; le Département des coûts était quant à lui installé dans une galerie mais jouait avec la participation du spectateur. As-tu investi d’autres territoires urbains en appelant à d’autres registres de sens ?

Clément de Gaulejac : Oui, en 2007, j’ai conçu La réserve,pour le Parc sans nom où s’était provisoirement installée la roulotte du centre d’artiste Dare-dare. Cette installation empruntait à la Ville de Montréal les deux carrés, l’un rouge et l’autre gris, qui désignent habituellement ce qui relève de son équipement (piscines, arénas, écoles, parcs, etc.). Mais cette citation de la signalétique municipale s’en distinguait en ceci que les deux carrés étaient privés de toute inscription : aucun logo, aucun nom ne venait préciser la désignation. Cette enseigne silencieuse inscrivait dans l’espace réel le caractère « a-nomimal » du parc sans nom.

Spirale : Ce dialogue entre la réalité physique et l’ordre symbolique est très stimulant. Peux-tu préciser davantage l’intention qui a guidé ce projet et le jeu de relations que tu instaures entre l’espace matériel, correspondant au lieu lui-même, et le sens que tu lui assignes à travers ton œuvre ?

Clément de Gaulejac : Ce qui m’a intéressé en réalisant La réserve, c’est d’intervenir dans l’économie du signe et du plan pour le ramener — sur un mode poétique et métaphorique — dans le territoire réel et ses usages. Pour expliciter cette idée, je peux décrire l’élément qui venait compléter ce dispositif. Une valise transparente contenant un néon allumé reproduisant les mots Nous y voilà. Prenant le contre-pied du classique « vous-êtes-ici » qui permet de se repérer sur un plan, la valise-mot « Nous y voilà » ne peut se référer qu’au territoire où elle prend place. Nous y voilà parce que nous avons projeté d’y être ; mais où sommes-nous ? Un cheminement est arrivé à son terme, mais s’agit-il d’un déplacement dans l’espace réel (le terme d’une marche) ou dans l’espace mental (le terme d’un raisonnement) ? Rendre tangible ce type d’indécidabilité correspond à ce que j’ai décrit tout à l’heure à propos de la manière dont je m’engage comme artiste dans la société.

Spirale : Quel regard portes-tu sur le « monde de l’art » et l’institutionnalisation croissante de la pratique artistique ?

Clément de Gaulejac : Je pense que la frontière qui distingue le champ de l’art du monde profane ne matérialise plus le contour d’une institution que l’on pourrait désigner et nommer (les musées, les galeries, les centres d’artistes…). Elle est enroulée en nous-mêmes : on ne devient artiste qu’au terme de l’intériorisation de certaines règles du jeu. Jeff Wall parle d’une « académie intérieure »1 ; Andrea Fraser décrit « l’institutionnalisation de la critique institutionnelle »2 ; Pierre Bourdieu désigne par le concept d’habitus un « système de dispositions acquises par l’expérience ».

C’est à la recherche de ma propre académie intérieure, pour tenter de la donner à voir plutôt que de la théoriser, que j’ai écrit et réalisé Les drapeaux de Buren — comme un travail d’historicisation de ma trajectoire d’artiste : dans quelle histoire des formes ma pratique s’inscrit-elle (l’art conceptuel) ? Dans quelle Histoire cette histoire des formes s’inscrit-elle (le sacré en Occident) ?

Spirale : Cette œuvre, Les drapeaux de Buren, trouve une nouvelle fois une inscription physique dans la ville de Montréal. Elle reprend aussi un thème récurrent dans ton œuvre, celui de la place de l’artiste au sein du champ de l’art qui actualise, modifie, réinvente un ensemble de règles du jeu relatives, in fine, à sa propre position dans le champ en question3

Clément de Gaulejac : Oui, c’est tout à fait ce que j’ai voulu dire dans ce travail. Buren a montré qu’on ne pouvait séparer la perception d’une peinture du mur sur laquelle on l’accroche ni du type d’institution à laquelle on prend part. J’ai voulu montrer comment j’avais intériorisé cette invention et comment j’étais contraint de la rejouer pour la comprendre, et de la comprendre pour l’emmener plus loin. Afin de donner à voir ce processus, j’ai utilisé l’œuvre de Buren que j’avais sous la main à Montréal, les 9 couleurs au vent, pour en créer une autre. Cette nouvelle proposition, Les drapeaux de Buren,est une chanson qui emprunte sa mélodie et sa forme à une chanson populaire, La laine des moutons. J’ai demandé à un ensemble vocal, Les jongleurs de la gamme, d’interpréter cette chanson au cours de l’une de leurs pratiques dans l’église Saint-Stanislas à Montréal.

Le sujet de la chanson est un « nous » qui affirme hisser « les drapeaux de Buren », les tisser, les livrer, les plier, etc. Ce qui m’intéresse ici n’est pas tant de montrer le contexte platement réel de l’œuvre de Buren, que de le comprendre assez pour me permettre de le déplacer légèrement, d’élargir la focale du in situ pour prendre plus d’éléments en considération. Dans Les drapeaux, par exemple, cela consiste à rendre présent ensemble l’art contemporain et l’art populaire, le laïc et le religieux.

Spirale : Les règles du jeu que tu évoques sont nombreuses et le deviennent encore plus aujourd’hui avec la multiplication des supports de communication. As-tu, en dehors de ta pratique in situ, investi un ou plusieurs de ces nouveaux modes d’expression ?

Clément de Gaulejac : Depuis deux ans, je tiens à jour un blog sur l’internet, L’eau tiède. Ce journal électronique, composé de notes, de dessins et de photos documente quotidiennement ma recherche d’artiste en mettant l’accent sur le processus de création, ses ambitions, ses doutes et ses repentirs. D’une certaine manière, je voulais ouvrir les portes de l’atelier, non pas une journée par an quand tout est bien balayé, mais au contraire au jour le jour. Ceci dit, et pour contredire d’emblée la métaphore du balai, cette ouverture ne reflète pas une quelconque transparence autobiographique qui ne serait pas d’un grand intérêt. J’attends plutôt de cette pratique qu’elle m’oblige à ne pas penser en pyjama, mais à penser pour être lu, à dessiner pour être vu.

Par ailleurs, en parallèle à ma carrière d’artiste « post-conceptuel », je travaille comme dessinateur de presse. Dans mon parcours d’artiste, cette pratique de dessinateur est devenue peu à peu un complément indispensable à ma réflexion. Être dessinateur en dehors du champ de l’art, investir le champ du journalisme, constitue pour moi une possibilité de voir mes expérimentations, mes intuitions se prolonger ailleurs. Ces recherches de collaboration me permettent de résister à la tentation d’importer dans le champ de l’art des systèmes métaphoriques issus d’autres domaines, et au contraire, d’exporter le fort potentiel réflexif des démarches artistiques contemporaines vers d’autres systèmes d’établissement du vrai, du beau, du légitime.

Spirale : Tu effectues actuellement une recherche, que l’on peut suivre au quotidien sur ton blog, Signé Turcot. J’aimerais t’entendre sur ce travail, en particulier de quelle manière il prend place dans ta réflexion générale sur la ville, et plus particulièrement celle de Montréal qui semble être une source d’inspiration ?

Clément de Gaulejac : Oui, c’est un travail en cours. Signé Turcot est le nom d’un collectif né de la volonté de faire apparaître les enjeux du gigantesque chantier urbain que va constituer le remplacement des structures de l’échangeur Turcot dans l’ouest de l’île. Cette question éminemment esthétique, comme toutes les grandes questions politiques, porte en germe beaucoup de sujets qui m’intéressent : la fin de l’utopie moderne, la place de l’automobile dans la ville, les rapports de force idéologiques qui traversent les mobilisations citoyennes, etc.

Spirale : N’y a-t-il pas dans ta manière d’investir la ville comme une invitation faite au « regardeur » de te suivre dans une sorte de parcours sémantique ? La ville s’assimilant ainsi à un texte dont tu modifierais la narration au fur et à mesure de tes projets, en jouant sur les interstices, les failles qui affleurent, mais sans toucher à la structure initiale…

Clément de Gaulejac : C’est vrai. Il y a peu, je me suis identifié au petit personnage que les moines copistes du Moyen Âge rajoutaient parfois dans les marges de leurs manuscrits, pour indiquer une erreur ou un insert. Ce surgissement de la figuration pour modifier le cours d’un discours, son aspect à la fois pragmatique et humoristique, ressemblent à l’idée que je me fais de la manière dont mon travail prend place dans la ville, elle-même métaphore du corps social. 

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1. Jean-François Chevrier, Jeff Wall, Paris, Hazan, 2006.
2. Andrea Fraser, « From the Critique of Institutions to an Institution of Critique », Art Forum, septembre 2005.
3. Voir Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1992.