Hélène David, Winston Churchill et nous

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« Battez-vous ! »

— Hélène David 

« Then what are we fighting for? »
— Wanted Churchill   

L’impératif récemment formulé par la ministre de la Culture et des Communications se voulait sans doute encourageant : « Battez-vous ! », lançait en effet Hélène David dans les pages du Devoir (13 juin 2014), s’adressant à l’ensemble du « milieu » culturel comme le ferait un général à ses troupes. L’analogie militaire serait évidemment moins boiteuse si les « troupes » en question ne se préparaient pas à prendre d’assaut le bunker du général lui-même, mais il n’est peut-être pas venu à l’esprit de la ministre que son propre gouvernement, en réduisant de 20 % les crédits d’impôt du milieu culturel, était l’instigateur du conflit annoncé. Enjoindre le milieu des arts et de la culture à se battre, après lui avoir asséné un coup de sabre, témoigne à tout le moins d’une bien étrange politique culturelle.

Dans les circonstances, l’injonction de la ministre sonne moins comme une exhortation et davantage comme une bravade. Entonner « Never Surrender » de Corey Hart eût été plus indiqué... mais tout aussi risible si cela n’était aussi triste. Nul doute que l’appel au combat de la ministre ne se voulait pas une provocation, et nombreux seront ceux et celles qui voudront croire à la sincérité d’Hélène David, mais on me permettra simplement de rappeler que Christine Saint-Pierre n’était pas moins « sincère » dans son appui au mouvement « Sauvons les livres ! », ce qui ne l’empêcha pas, au final, dans la plus complète contradiction, de défendre la position de son parti qui, Philippe Couillard à sa tête, s’est prononcé contre le projet de loi du ministre Maka Kotto, avant même que celui-ci ne puisse le déposer. Le milieu du livre, pourtant, s’était « battu » avec acharnement pendant des mois pour que soit votée une loi sur la réglementation du prix du livre. En vain. Et c’est là que le bât blesse...Une citation attribuée à Winston Churchill a beaucoup circulé sur les réseaux sociaux le printemps dernier. Dans la foulée de la déclaration d’Hélène David, Odile Tremblay y a d’ailleurs consacré un article intitulé « Sans la culture, pourquoi combattre ? » (Le Devoir, 14 et 15 juin 2014). Alors que faisait rage la Seconde Guerre mondiale, rapporte-t-elle, le parlement britannique aurait exigé que les subventions aux arts et à la culture soient plutôt versées à l’effort de guerre, ce à quoi Churchill aurait répondu : « Then what are we fighting for ? » Pourquoi combattre le IIIe Reich si ce n’est pour préserver notre culture ? 

Winston Churchill, pourtant, n’a jamais prononcé ces mots ; ceux-ci s’avèrent, semble-t-il, une construction des médias sociaux. Odile Tremblay, comme la plupart d’entre nous, a en somme été séduite et trompée par une fiction, une idée, par le rêve ou la promesse d’un politicien qui, même confronté au pire, n’en persiste pas moins à considérer la défense des arts et de la culture comme une « priorité suprême », écrit-elle ; je dirais, pour ma part, comme une évidence. Ce qui sous-tend cette citation, c’est en effet une conception de l’art et de la culture qui en fait les fondements d’une société ou d’une nation, son histoire, sa fiction identitaire, sa mémoire commune, ce qui l’a définie, ce pour quoi l’on se bat. Cette citation fait aussi de Churchill un politicien à qui l’on n’a pas besoin d’expliquer l’importance de la culture et qui n’a à être convaincu ni de sa valeur, ni de sa nécessité. Quel artiste, quel intervenant du milieu culturel, ne rêve pas d’un tel premier ministre à la tête du pays ? 

Pour le dire autrement, cette citation me semble tout bêtement trahir notre désir toujours déjà déçu d’un homme ou d’une femme politique à qui ne viendrait pas l’idée de servir l’impératif « Battez-vous ! » aux artistes et aux intervenants du milieu culturel. En « partageant » cette citation sur Facebook ou en la « retwittant », non sans enthousiasme, nous reconduisons notre attente non d’un Winston, mais bien d’un Wanted Churchill qui se « battrait » pour les arts et la culture, qui prendrait fait et cause pour défendre cela même qui ne devrait jamais être menacé, et a fortiori par son propre gouvernement.

Il y a quelque chose d’indécent à inviter le milieu culturel à « se battre » quand ce dernier ne fait jamais que se battre, quotidiennement, jusqu’à l’épuisement, pour survivre. Il y a quelque chose de profondément décourageant à l’idée qu’il faille encore et toujours justifier son travail, sa raison d’être et jusqu’à son existence. Par quelle dangereuse méconnaissance du milieu peut-on encore l’inviter à venir « expliquer la situation en septembre devant la Commission d’examen sur la fiscalité québécoise » ? Expliquer la situation ? Interpellant le ministre Carlos Leitao au sujet de la réduction de 20 % des crédits d’impôt, la critique du Parti Québécois en matière de culture, Véronique Hivon, s’est faite la porte-parole de ceux et celles qui, dans le milieu culturel, n’ont que le mot « catastrophe » pour décrire ladite « situation ». La réponse du ministre Leitao fut laconique : « Il n’y a pas de catastrophe. »

« Battez-vous ! », nous dit néanmoins Hélène David... 

Vient pourtant un moment où, face aux assauts répétés, s’installe une certaine lassitude, si ce n’est un doute. À la citation attribuée à Churchill, « Mais alors pour quoi nous battons-nous ? », il est facile de répondre que nous nous battons pour les arts et la culture. C’est pour cela que nous luttons. Mais lorsque, en plus de se battre pour un travail que l’on peine à reconnaître, en plus de lutter contre les embûches du quotidien, le sous-financement, la culture du divertissement et le désintérêt de la population, il faut aussi se battre contre son propre gouvernement, la question se pose peut-être autrement : mais alors pourquoi nous battons-nous ?  Pour quelles raisons ? 

Lutter pour les arts et la culture a-t-il encore un sens aujourd’hui ? Quel sens peut avoir ce combat, au juste, dans une société qui n’accorde et ne reconnaît aux arts et à la culture (et guère davantage à l’éducation) d’autre importance, ou valeur, qu’économique ? Pourquoi se faire chier, somme toute ?

J’avoue m’être posé plusieurs fois la question ces dernières années et, au moment de quitter le magazine et sa direction, je dois dire que l’idée de tout abandonner m’a plus d’une fois traversé l’esprit. Churchill, après tout, ne luttait que contre le IIIe Reich (une sinécure, somme toute...), alors que, dans l’espoir d’atteindre le saint Graal de l’« équilibre budgétaire », nous nous battons contre le monstre du « déficit », combat qui, s’il faut en croire les chantres du néo-libéralisme — « Nous devons tous faire des sacrifices ! » —, a quelque chose d’homérique. 

Alors que nous assistons en toute complaisance à la saignée du milieu culturel et au saccage répété de ce qu’il reste encore de Radio-Canada, je me demande toutefois si, dans quelques années, c’est avec la même fierté qu’un vétéran de la Seconde Guerre mondiale qu’il nous sera donné d’expliquer aux générations qui nous suivent tous les « sacrifices » auxquels nous aurons peut-être finalement « consenti » sous les coups de sabre, ou de guerre lasse. Philippe Couillard, « un homme de culture et un lettré », « fin observateur de la scène culturelle », comme se plaît à le répéter Hélène David, nous en convaincra sans doute.

Pour l’heure, je quitte Spirale en paix. Alors que plusieurs institutions et organismes culturels sont aujourd’hui confrontés aux difficultés liées à « la relève de la garde », c’est une chance incroyable que de pouvoir compter sur une équipe brillante et dévouée pour assurer la suite des choses. C’est un frère d’armes depuis de nombreuses années qui assumera désormais la direction générale de Spirale : Sylvano Santini, professeur au Département d’études littéraires de l’UQAM. Il sera appuyé par Samuel Mercier, doctorant au même département, qui exercera les nouvelles fonctions de rédacteur en chef. Julie Bélisle, critique, commissaire indépendante et doctorante au Département d’histoire de l’art de l’UQAM, se joindra à eux à titre de directrice artistique. Je leur souhaite la meilleure des chances et tout le courage nécessaire pour les luttes à venir. Je remercie surtout vivement tous mes collègues des dernières années sans qui cette belle aventure n’aurait pas été possible, de même que tous nos fidèles collaborateurs et collaboratrices, garant(e)s depuis toujours de l’excellence du magazine.Longue vie à Spirale !

LE PRIX SPIRALE EVA-LE-GRAND 
LES FINALISTES POUR 2013-2014

Comme le veut maintenant une tradition encore récente, c’est à l’occasion de notre Rencontre printanière annuelle, le 2 juin dernier, que nous avons eu le grand plaisir d’annoncer les finalistes du Prix Spirale Eva-Le-Grand pour 2013-2014 : Gérard Beaudet pour Les dessous du printemps étudiant. La relation trouble des Québécois à l’histoire, à l’éducation et au territoire (Nota bene, 2013) ; Isabelle Décarie pour La place de l’ombre. Écriture et images, de Roland Barthes à Antonin Artaud (Nota bene, 2013) ; Robert Lévesque pour Digressions (Boréal, 2013) ; et Pierre Popovic pour La mélancolie des Misérables. Essai de sociocritique (Quartanier, 2013). Par ce prix décerné chaque année depuis 1995 (une œuvre d’un artiste québécois), Spirale veut reconnaître la contribution d’un ouvrage de réflexion sur des enjeux qui concernent aussi bien la culture actuelle que sa mémoire, et qui sont pertinents pour le travail de recension et de critique accompli par la revue elle-même. Le nom du lauréat ou de la lauréate sera dévoilé en octobre, dans notre numéro d’automne (no 250). La date et le lieu de la remise du prix seront alors précisés. Toutes nos félicitations aux finalistes !

LE PRIX PIERRE-L’HÉRAULT 
POUR LA CRITIQUE ÉMERGENTE

Grâce à l’appui de ses partenaires (la Librairie Olivieri, les Éditions Nota bene, le centre de recherche FIGURA, le CRILCQ, le Dépar­tement d’études françaises de l’Université Concordia, ainsi que le Département de littérature comparée et le Département des littératures de langue française de l’Université de Montréal), Spirale a remis, cette année encore, un prix qui vise à encourager l’émergence, chez la relève, d’une critique culturelle qui ne renonce pas à l’invention et au risque de la pensée, tout en sachant trouver dans le contexte actuel ce qui peut contribuer au développement et à la création d’une culture riche.Le Prix de la critique émergente, qui sera désormais connu sous le nom du Prix Pierre-L’Hérault pour la critique émergente — en l’honneur de notre regretté collègue, collaborateur de longue date et directeur du magazine de 2002 à 2006 —, a été attribué à Marie-Eve Jalbert pour son texte « Les sources idéologiques du moi », consacré à l’essai L’autre modernitéde Simon Nadeau. En plus de la publication de son article dans notre numéro d’été (voir page 60) et d’un abonnement de deux ans à Spirale, Marie-Eve Jalbert a reçu un chèque-cadeau de 1 000 $ de la Librairie Olivieri. Nous lui adressons toutes nos félicitations et nous tenons à remercier tous ceux et celles qui ont participé à ce concours !

PROCHAIN NUMÉRO

Ne manquez pas notre prochain numéro consacré aux « Enjeux du néo-terroir ». Plusieurs productions récentes — que ce soit en littérature, en art, en musique, au cinéma ou ailleurs — délaissent l’urbanité pour représenter d’autres aspects du territoire. Notre dossier d’automne, sous la direction de Martine-Emmanuelle Lapointe et de Samuel Mercier, vise à entamer une réflexion critique sur les enjeux de ces représentations contemporaines d’un certain « terroir », réflexion qui s’est jusqu’à maintenant presque entièrement limitée à l’examen de tendances littéraires.

Bonne lecture et bon été !

Patrick Poirier