Pour la sociocritique : l’École de Montréal

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D’esprit indisciplinaire, réfractaire à quelque forme que ce soit de sédimentation dans l’orthodoxie d’un jargon ésotérique, d’une grille d’analyse préétablie ou d’une méthodologie figée, la sociocritique est une perspective critique originale et ouverte qui met en valeur les particularités esthétiques, stylistiques et formelles des œuvres. Elle examine la portée critique de la littérature et sa capacité d’invention à l’égard de la vie sociale. Aussi interdisciplinaire soit-elle, la sociocritique n’est pas une sociologie de la littérature. Elle vise à penser le statut de la socialité dans les textes, et non pas le statut social des textes ou des auteurs. La nuance est importante, car les deux approches ne sont pas compatibles. L’ignorer, ou vouloir l’ignorer, conduit le lecteur de textes ou le sociologue des milieux littéraires à tomber dans ce que nous considérons être « les pièges trop connus du syncrétisme théorique et de l’éclectisme méthodologique (contradictions épistémologiques, raisonnements aporétiques, confusionnisme, recours aux pré-notions, etc.) » 1. S’il leur arrive de s’intéresser de façon latérale aux travaux se situant dans des domaines tels que la sociologie du livre ou de la lecture, l’histoire des idées, la théorie des champs, l’analyse institutionnelle et l’histoire culturelle, les chercheurs engagés dans la voie sociocriticienne entendent exclusivement montrer que la socialité du texte est analysable dans ses procédures de mise en forme, et que celles-ci se comprennent rapportées à un ensemble sémiotique plus large de nature langagière, picturale, musicale ou cinématographique (la liste des possibles en la matière n’est, faut-il le préciser, pas exhaustive).

La lecture sociocritique est plus vivante que jamais dans la métropole québécoise : Montréal est devenue le terreau fertile d’une façon de penser l’ancrage social de la littérature qui est héritière non seulement des fondateurs que sont Edmond Cros et Claude Duchet, mais aussi de leurs nombreux devanciers, au premier rang desquels il faut placer Mikhaïl Bakhtine (et où se rangent également Germaine de Staël, Georg Lukács, Lucien Goldmann, Walter Benjamin, Jean-Paul Sartre…), ces penseurs d’avant la sociocritique proprement dite, qui, les premiers, s’efforcèrent de saisir la particularité d’écriture en décalage des configurations sémantiques circulant dans l’espace social. Après bientôt trois décennies, dans le sillage des travaux fondateurs qui nous incitent à parler d’une « École de Montréal », la sociocritique suscite aujourd’hui une foison de mémoires de maîtrise, de thèses de doctorat, de conférences, de séminaires, de colloques, sans oublier les publications savantes (comptes rendus, articles, livres) que nous devons notamment aux chercheurs que rassemble le présent dossier.

Au cours des dernières années, ces chercheurs se réunissaient dans le cadre des activités organisées par le Collège de sociocritique de Montréal, qui s’est au fil du temps orienté vers un amalgame de théories d’obédience bourdieusienne où se mixent analyse des champs littéraires et des postures d’écrivains, histoire culturelle classique, recours aux biographies d’éditeurs et d’auteurs, études des réseaux et des sociabilités, etc. Refusant de subordonner la lecture des textes à un conglomérat d’approches relevant moins des études littéraires et de l’analyse du discours que de l’histoire culturelle et de la sociologie empirique, et craignant que la sociocritique continue à être confondue avec ce qu’elle n’est pas jusqu’à en être menacée de dissolution, les collaborateurs de ce dossier ont récemment résolu de fonder le Centre de recherche interuniversitaire en sociocritique des textes (CRIST), qui doit, du moins l’espèrent-ils, leur permettre de faire rayonner l’esprit de « l’École de Montréal ». Pour leur première publication officielle, les membres du CRIST ont choisi de faire paraître le présent dossier. Spirale, revue culturelle montréalaise accueillant échanges et débats d’idées, leur est apparue comme le lieu idéal pour faire connaître — et faire valoir — leur prise de position et l’approche dont ils se réclament. Que les membres du comité de rédaction soient chaleureusement remerciés pour la générosité et l’ouverture dont ils ont fait preuve à notre égard.

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C’est à la fois de l’effervescence actuelle et de la spécificité de la sociocritique montréalaise que nous entendons discuter ici. Précisons toutefois que la sociocritique est internationaliste depuis ses premiers balbutiements jusqu’à ses dernières avancées — ceci valant autant pour les origines de ses chercheurs que pour les corpus sur lesquels portent les travaux. Voilà pourquoi les articles réunis dans les pages qui suivent ne portent pas exclusivement sur des livres écrits en sol montréalais. Il s’agit plutôt, en réunissant des réflexions portant sur des études contemporaines publiées en Europe et aux États-Unis, de faire voir quelles sont les préoccupations et la façon particulière de penser qui animent les chercheurs de l’École de Montréal tout en montrant comment cette originalité s’alimente d’un riche dialogue avec les traditions théoriques et critiques issues d’autres milieux intellectuels.À l’orée de ce dossier est dressé un « état présent » de la sociocritique où Montréal et ses penseurs sont à l’honneur : Pierre Popovic rend aux césars — Marcotte, Angenot et Robin2— ce qui leur revient en rappelant que les œuvres de ces critiques forment, chacune à leur manière, le noyau dur d’une théorie sociocritique « à la montréalaise ». Les cinq contributions qui suivent cet article liminaire portent à croire qu’à l’heure actuelle, les chercheurs intéressés à mettre en valeur le statut du social tel qu’il est représenté dans les textes littéraires privilégient deux topiques : la guerrière et l’urbaine. Marc Angenot rend compte d’un ouvrage dans lequel 130 ans de roman militaire français a été passé au peigne fin ; Olivier Parenteau présente pour sa part un essai consacré aux différentes manières qu’ont eues les poètes de mettre la guerre en vers, depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours. Délaissant les champs de bataille, Régine Robin conduit le lecteur sur les boulevards des mégapoles. La sémantique urbaine est elle aussi au cœur de l’article de Claudia Bouliane, qui recense un ouvrage portant sur l’imaginaire des ruines parisiennes entre 1853 et 1900. Enfin, Émilie Brière jette un regard soupçonneux sur le catalogage proposé par Christina Horvath dans un essai intitulé Le roman urbain contemporain.

Les contributions de Djemaa Maazouzi et de Sylvain David, l’une consacrée au cinéma post-colonial français, l’autre affectée aux modalités d’une sociologie de la musique, rappellent que les écritures filmique et musicale sont elles aussi porteuses d’une socialité. Le dernier volet de ce dossier, plus théorique, s’ouvre par le compte rendu d’un collectif d’origine bordelaise intitulé Littérature et sociologie où, nous dit Geneviève Boucher, l’approche sociocritique aurait été soigneusement évacuée — comme quoi cette perspective critique demeure (volontairement ?) méconnue au sein de l’Hexagone. En Belgique, terre éminemment sociocriticienne, la situation est tout autre : Jacques Dubois frappe encore. Cette fois, comme le souligne Anne-Hélène Dupont, c’est à partir d’une étude des protagonistes féminins qui défilent dans les romans de Stendhal que le critique serait parvenu à dégager une audacieuse « sociologie romanesque ». Pour terminer, Yan Hamel recense le dernier ouvrage de Marc Angenot, consacré aux dérives logiques qui caractérisent les dialogues humains ; il rappelle que la discipline rhétorique peut être considérée comme l’un des outils d’analyse privilégié pour tout(e) sociocriticien (ne) souhaitant rendre compte de l’ambiguïté fondamentale des discours, toutes catégories confondues.

 


1. Centre de recherche interuniversitaire en sociocritique des textes (CRIST), Présentation/cadre heuristique, Liste des chercheurs, Programmation 2008-2009, Contacts, 2008, p. 4. Ce texte-manifeste a été présenté lors de la conférence inaugurale du CRIST à l’Université de Montréal le 28 août 2008. On peut se procurer une copie électronique de ce texte en s’adressant au secrétariat du CRIST à l’une des adresses suivantes : claudia. bouliane@umontreal.ca et pierre.popovic@sympatico.ca.

2. Une version plus longue de ce texte, excédant l’espace disponible dans la revue imprimée, où Pierre Popovic se penche aussi sur l’œuvre d’André Belleau, est disponible en ligne, sur le site Web du magazine : [www.spiralemagazine.com].