La chanson, sa critique

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Qui, dans notre société, traite de la chanson ? En premier lieu les journalistes, d’une manière souvent superficielle. L’institution universitaire, pour sa part, a commencé, il est vrai, à reconnaître la chanson comme une discipline artistique méritant d’être commentée et analysée avec divers outils méthodologiques ; ces travaux, toutefois, sont malheureusement diffusés en circuit restreint. De plus, la critique sur la chanson et, plus généralement, la musique populaire, est davantage pratiquée aux États-Unis et en Grande-Bretagne. Plus que jamais, nous sentons l’urgence que soit portée sur la chanson une parole critique rigoureuse et néanmoins accessible, autrement dit faisant l’économie du jargon. Plus que jamais, nous sentons le besoin d’une critique de la chanson capable d’aller au-delà des phénomènes de surface que sont la popularité, la personnalité des artistes, les tendances à la mode, les styles pratiqués (identifiés sans plus d’analyse) ou le degré d’agrément procuré par les productions. Surtout, nous souhaitons voir apparaître une critique de la chanson qui l’interrogerait comme discours global (paroles, musique, performance, etc.) au sein des pratiques culturelles et esthétiques.

Nous avons donc voulu jeter les bases d’une approche de la chanson. Les textes des collaborateurs de ce dossier forment deux volets et soulèvent des questions plus générales pour une étude intelligente de la chanson : d’un côté, des textes plus « théoriques » présentant des ouvrages et des outils méthodologiques. Quelques-uns parmi nous étaient déjà formés par la lecture de livres spécialisés circulant dans les milieux universitaires, mais c’est principalement un ouvrage destiné au grand public qui est venu nous offrir une base de réflexion adéquate. Il s’agit de l’essai de Stéphane Venne, Le frisson des chansons, publié chez Stanké à l’automne 2006, où l’on voit alterner analyses et exposés didactiques ou méthodologiques.

À ces réflexions nous avons tenu à ajouter une série d’analyses et d’exemples de ce que pourrait être une critique telle que nous la concevons. Alors que l’étude de Venne tire ses conclusions d’une analyse des grands classiques de la chanson, nous avons relevé le défi d’aborder des productions récentes — Daniel Bélanger, Daniel Boucher, Björk, Malajube, Omnikrom, The Arcade Fire, Rufus Wainwright, etc. — et de nous écarter des choix méthodologiques de l’essayiste, prenant parfois en considération des éléments surajoutés à la chanson en tant que telle : design du livret, attitude médiatique, spectacles, etc.

Au-delà de ces deux volets, nous avons voulu en premier lieu ouvrir des voies — parfois de manière polémique, il est vrai —, auxquelles se sont ajoutés des questionnements sur la pratique de la critique. Il a fallu pour cela faire abstraction de nos affects, mettre en dormance la subjectivité superficielle pour faire éclore une subjectivité plus profonde, c’est-à-dire capable d’objectivation. Car si le travail des journalistes ne nous plaît pas, ne nous contentons pas de leur jeter le blâme, mais voyons plutôt comment nous souhaiterions que la critique s’écrive. À l’issue de notre réflexion, les interrogations restent ouvertes : peut-on tirer de nos observations sur la chanson une perspective critique stimulante à la fois pour les amateurs et pour les artistes ? Peut-on dire autre chose que « j’aime » ou « je n’aime pas » ? Enfin, l’interrogation demeure ouverte, peut-on écrire cela sans jargon, de la manière la plus accessible, et respecter la phrase de Goethe : « Ce qu’on ne dit pas avec une partialité pleine d’amour ne vaut pas la peine d’être dit » ?

N’étant pas tous critiques professionnels de la chanson, nous avons d’abord écrit en tant qu’amoureux de la chanson qui ne s’attendent pas seulement à du beau, mais aussi à des propositions esthétiques capables de nous déstabiliser et ainsi d’engendrer un processus de réflexion. Ce choc de l’insolite, de l’inouï, est précisément ce que certains collaborateurs ont eu du mal à trouver, si bien qu’ils ont dû mettre en crise leur propre appréciation et malmener les artistes qu’ils aiment au nom d’un nécessaire inconfort. Pour cette raison, nous espérons que notre réflexion sur la chanson saura inspirer une réflexion plus générale sur la culture et sur l’acte critique.