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Dissensus : nul autre mot n’est davantage associé à Jacques Rancière. Il a peu à voir avec la dispute philosophique, le conflit des opinions ou la confrontation des intérêts. Il désigne plutôt un mode d’intervention sur la configuration du monde et sur ses « évidences » qui entretiennent l’ordre normal des choses. Non seulement vient-il bouleverser la carte du donné, du pensable et de l’énonçable, mais le dissensus, en tant que reconfiguration conflictuelle du monde, institue des rapports inédits entre ces éléments. Fondamentalement, il reste, chez Rancière, manifestation de la contingence, création de capacités et ouverture de nouveaux possibles là où il n’y avait que nécessité, incapacités et impossibilités, sinon possibilités réglées.
Il y a tout lieu de rapprocher le travail philosophique de Jacques Rancière de ce qu’il tient pour la principale opération politique. Son œuvre ne cesse de travailler sur le plan des modes d’intelligibilité et de visibilité, ceux de la politique, de la démocratie, de l’émancipation, de l’esthétique, de la littérature, des arts et des relations entre ces différents domaines. Redisposer le pensable — « un peu à la manière dont l’émancipation est la reconfiguration du champ de la perception d’un individu », c’est bien ce que contribuent à faire tous les livres de Jacques Rancière, phrase après phrase.
Cette redistribution des territoires de l’intelligible n’implique pas seulement de « créer des lisibilités », en abolissant notamment la distance qui sépare des éléments éloignés — qu’on pense à la saisissante façon dont la fin de Malaise dans l’esthétique joint éthique humanitaire, art relationnel,« fictions du mal » et guerre contre le terrorisme. Elle suppose également de « créer des illisibilités » en rendant opaques certaines « évidences sensibles » et en bouleversant des manières reçues de présenter les objets, de les lier entre eux et d’en tirer des significations et des conséquences. Du reste, l’écriture au sein de laquelle se déploie une telle pratique dissenssuelle de la pensée contribue aussi à brouiller quelques clartés : compacte et parataxique, souvent déstabilisante, la prose de Rancière tend à effacer les marques d’appartenance des paroles, à supprimer les conjonctions, à compliquer le déroulement des idées, à« enchaîner les affirmations, comme l’écrit Alain Badiou, sans discontinuité argumentative », à s’approprier les mots des adversaires tout en neutralisant leurs connotations péjoratives (« n’importe qui », « désordre », « ceux dont ce n’est pas l’affaire ») et, enfin, à séparer de lui-même un homonyme parfois malmené (politique, histoire, littérature, démocratie).
Si l’analyse des conditions de possibilité du pensable et de l’énonçable peut s’allier, chez Rancière, à ses polémiques contre une pluralité de positions et de discours, c’est parce que les énoncés — tant les siens que ceux dont il s’efforce de reconstituer le réseau d’idées qui les rend possibles — ne sont pas sans effet matériel : ils contribuent à faire que la réalité paraisse ou non transformable. C’est en ce sens qu’on peut concevoir avec lui que « la bataille sur les mots est indissociable de la bataille sur les choses » (La haine de la démocratie, La fabrique).
Ainsi sommes-nous invités à revoir l’opposition entre l’interprétation du monde et sa transformation, que quelques réflexes de pensée réservent à certaines sphères de l’activité humaine. « Les interprétations sont elles-mêmes des changements réels, écrit Rancière, quand elles transforment les formes de visibilité d’un monde commun et, avec elles, les capacités que les corps quelconques peuvent y exercer sur un paysage nouveau du commun » (Politique de la littérature, Galilée). Ce que cette citation dit en creux de l’œuvre ranciérienne et de sa pratique philosophique du dissensus, c’est sa faculté d’énoncer des capacités, d’ouvrir ou de maintenir ouverts des espaces du possible. À l’inverse des reconductions policières, philosophiques ou esthétiques des nécessités, les écrits de Rancière restent traversés par le souci de protéger dans sa contingence et sa fragilité la force que des êtres quelconques ont conférée à certains mots, de relayer les inventions qui entraînent l’espérance et de les relancer de manière à perpétuer ce mouvement analogue au branle des mots démocratiques qui se traînent à gauche et à droite.
Il paraissait heureux, à cet égard, de faire coïncider la parution du présent dossier, essentiellement dédié aux ouvrages récents ou récemment réédités que le philosophe a consacrés à une pluralité de domaines (politique, histoire sociale, littérature, arts, cinéma), avec l’anniversaire d’un événement politique déterminant dans le parcours de Rancière : Mai 68. La révolte collective, ainsi que la remise en cause radicale de la distinction entre travail intellectuel et travail manuel dont elle a été le théâtre et le laboratoire, n’est pas sans lien avec l’activité d’un penseur toujours sensible au geste d’émancipation à travers lequel des gens de rien quittent la place qui leur était assignée pour reconfigurer la représentation du monde commun et vérifier des capacités présupposées. Contre la sagesse désabusée et la maturité désenchantée, cette œuvre reste manifestement guidée, depuis plus de trente ans, par le souci de « préserver la puissance de l’égalité » et de « prolonger la spirale de l’émancipation ».
Mais Rancière ne se contente pas de relayer et de relancer cette « spirale » : il sait aussi parfois l’inaugurer, sur la base de ce qu’il appelle la « présupposition égalitaire », à la faveur de ses phrases assertives qui postulent l’existence de« capacités » qui ne demandent qu’à s’exercer, à être vérifiées à travers l’appropriation que des lecteurs pourraient éventuellement en faire, et qui les universalisent plutôt que de les restreindre et de les réserver à certains êtres. Telle est sans doute sa plus grande générosité. L’invention ranciérienne des capacités se lit dans des énoncés portant principalement sur la contingence (« Il n’y a pas de nécessité historique du tout »), mais surtout la pensée : « toute émancipation est intellectuelle », « il n’y a pas de lieu propre de la pensée », « la pensée est partout », « la puissance de la pensée [est] la puissance de tous », « tous les hommes ont une égale intelligence ». Ces phrases — très proches à plusieurs égards des formules qui exemplifient le processus de subjectivation fondateur de communautés dissensuelles (« nous sommes tous des juifs allemands », « nous sommes le peuple » etc.) — affirment avec force ce qui est au cœur de la politique chez Rancière : « la présupposition folle que n’importe qui est aussi intelligent que n’importe qui et qu’il y a toujours au moins une autre chose à faire que celle qui est faite ».
Cette présupposition est au centre d’une pratique singulière de la philosophie qui remet sans cesse le dissensus à l’œuvre, qui réactualise, sur le plan des idées, le litige constitutif de la politique que d’aucuns cherchent à effacer. Ses stimulantes propositions et les déplacements qu’elles opèrent dans l’ordre de l’intelligible et des perceptions apparentent le travail de Jacques Rancière à ces « dynamismes de pensée » qui, « en bouleversant la carte de ce qui est donné, de ce qui est pensable et donc de ce qui est imaginable »,sont susceptibles de créer de nouveaux possibles et de nouveaux horizons d’espérance. Nous avons voulu, par ce dossier, contribuer à prolonger un peu la puissance, foncièrement espérante, de cette œuvre imposante.
Les repères biographiques et bibliographiques relatifs à Jacques Rancière