Visite poétique d’un cabinet de curiosités

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20.05.2020

Noctiluque, Marie St-Hilaire-Tremblay, Les Herbes rouges, 2020, 72 p.

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Parce que Noctiluque a été lancé en mars 2020 /01 /01
Il existe une lecture enregistrée du recueil, sur le site des Herbes rouges (https://www.lesherbesrouges.com/noctiluque-audio/). Alors que les lancements sont reportés, ce genre de bande sonore est intéressante pour saisir le souffle qui porte l’écriture. J’ai apprécié le montage, entrecoupant paroles posées, découpées, et bourdonnements, très stop and go, qui imite l’observation hachurée et périphérique du cabinet évoquée par le recueil. Son côté rampant, ses apparitions d’insectes et de créatures marécageuses, comme des pensées intrusives, fait que l’on ressent une sensation de menace.
, une minute avant le confinement obligatoire, j’ai mis du temps à me blottir complètement avec le recueil pour cause de déconcentration généralisée. Mais lorsque je suis entrée dans le vif du sujet, j’ai été surprise par les images suintantes et baroques que propose la poète. Dès sa prise en main, le recueil – première et quatrième de couverture – suggère un univers étouffant, assombri et grouillant, dont la seule et faible lueur émane du corps étrange des animaux et insectes confondus. L’obscurité « règne » sur cet appareillage graphique, l’œil étant attiré par ces dessins d’alligator couronné et de princesse nue, étendue, presque sereine, dans sa gueule entrouverte.

Une recherche rapide sur Google nous apprend que le « noctiluque » est un protozoaire, un organisme planctonique responsable de la luminescence bleutée à la traîne des bateaux, en mer, et des « eaux-rouges », phénomène marin donnant son appellation à l’une des sections de l’ouvrage. Le titre même donne le ton pour l’exploration à laquelle nous aurons droit, une remontée à contre-courant dans les profondeurs vaseuses d’une rage refoulée. Le nom commun « noctiluque » a une portée symbolique forte dont le fond se déploie allègrement tout au long de l’écriture : ce premier recueil offre le recensement d’un royaume grouillant d’incongruités, son écriture ramène vers elle l’énergie noire de ce qui rampe. Quelque chose rappelle les contes d’enfance à la Grimm les plus inquiétants, ceux où s’entremêlent l’élégance et l’horrifiant. Les différentes sections (« Halo », « Eaux-rouges », « L’axe d’explosion » et « Fonte ») nous entraînent sur un chemin sinueux, dans une descente ciselée entre l’organique, l’environnement, le grouillant, l’intériorité, la violence – ce qui est laid et réprimé.

Remuer la vase

Le recueil s’ouvre sur un poème liminaire au jeu sonore intéressant, l’abondance de la syllabe M s’y entrechoquant avec la sonorité dure du T, dès la première strophe : « Inutile de flageller / la peau fugitive / sa furia / palmes pointues ». En subsiste une impression de sensation fuyante, mouvante, celle d’une mémoire remontant à la surface, d’une investigation de ce « rêve [qui] s’incline ancien / se rallume en blanc ». Noctiluque est un rêve délirant où se côtoient les rebus du passé, métamorphosés en ombres et en gestes inquiétants, surgissant au coin de l’œil.

On suit le sujet comme un visiteur dans son intériorité aux murs couverts de « sirènes à la queue coupée » et de « têtes en flammes » empilées, aux étagères regorgeant de « spécimens mous », tandis que l’hôte « dégarni[t] le mutisme de ses pièces », se questionne sur l’importance de « cirer ses ordures » et « enfile une mignonne couronne d’épines ». On assiste à la transformation de la chair, des organes comme le cœur ou l’œil, qui « délaisse sa suie / dénoue ses branchies ». Les différentes composantes du corps et de l’environnement se confondent à la manière dont la perception se déphase en plein moment d’angoisse. La poésie cherche à retracer le chemin gothique d’un « cataclysme [qui] évolue entre les flancs / fidèle à soi ». C’est par le corps du sujet, aussi, qu’on ressent l’oppression de l’environnement sur cette chair « glissée dans un vase », « qui s’éclaire d’animaux » et brasse ce « silence fauve », réveillant une rage aux incises posées sur le bras.

Un arrangement gothique un peu sage

La poésie de Marie St-Hilaire-Tremblay est profondément organique, rappelant par la multiplication des odeurs, des textures, des couleurs. Elle est un « poison humide », mais elle penche aussi du côté de l’assainissement, de la propreté et du goût du stérile (« surtout me désinfecter »). L’arrangement semble parfois trop rappeler le décompte, l’inventaire, certaines images restent inanimées, les mots étant à quelques reprises seulement listés (« Convoi / de muscles / sève / culot »). Il y a pourtant une force à articuler les choses désignées, comme le fait le recueil à certains endroits. D’autres images reviennent souvent, comme les cheveux jaunes, les sirènes, et font un peu tiquer.

Bien qu’il s’agisse d’une poésie domptée, dont l’ambiance est traduite avec élégance, elle manque peut-être de ce souffle audacieux, de cette propension à se permettre des incongruités qu’on aurait souhaité voir surgir. Je suis entrée et sortie du recueil avec la sensation que sa force est de tourner autour d’un même thème pour le décortiquer, l’épuiser. Peut-être que je cherche trop la faille, ce moment où la parole chavire, où le rythme mine le sens, je l’avoue ; me charment le côté vulnérable, l’écart qui génère le sentiment d’authenticité, le risque de l’échec. À trop polir et maîtriser le sujet, il semble qu’on perde l’élan, et le cisellement apparaît dans son calcul apparent. Mais par ses perles noires et ses broderies intelligentes, Noctiluque reste le genre de recueil avec lequel il faut rester un moment, pour prendre le temps de rester face à l’image, s’en imbiber.

 

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Il existe une lecture enregistrée du recueil, sur le site des Herbes rouges (https://www.lesherbesrouges.com/noctiluque-audio/). Alors que les lancements sont reportés, ce genre de bande sonore est intéressante pour saisir le souffle qui porte l’écriture. J’ai apprécié le montage, entrecoupant paroles posées, découpées, et bourdonnements, très stop and go, qui imite l’observation hachurée et périphérique du cabinet évoquée par le recueil. Son côté rampant, ses apparitions d’insectes et de créatures marécageuses, comme des pensées intrusives, fait que l’on ressent une sensation de menace.

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