Une chambre d’écho somatique

04_publicprivateparts_juandavidpadilla_gerardxreyes_vega3t5a1807_5
12.06.2021

Public/Private Parts ou L’Origine du monde. Idéation et chorégraphie : Gerard X Reyes ; interprétation en salle : Gerard X Reyes, Justin Gionet, Emmanuel Proulx ; assistance à la recherche : Andréane Leclerc ; conseil dramaturgique : Guy Cools ; musique : Bendik Giske, Devon Bate ; conception sonore : Devon Bate ; spatialisation : Dominic Jasmin ; design d’accessoires : Jasmine Reimer ; direction technique et éclairage : Karine Gauthier ; production, réalisation, interprétation, entrevue et montage de la vidéo : Gerard X Reyes ; coréalisation : Poppy Sanchez ; interprétation dans les vidéos : Bishop Black, Jasko Fide, JorgeTheObscene (aka Jorge Benavides), Rebecca Jackson, Mara Morgen ; installation vidéo, projection et programmation : Stéphane Gladyszewski ; une coproduction du Festival TransAmériques. Présenté par Fugues à l’Édifice Wilder – Espace dance, en collaboration avec l’Agora de la Danse et Tangente, du 10 au 12 juin 2021.

///

Après la présentation de The Principle of Pleasure en 2017, Gerard X Reyes renoue cette année avec le Festival TransAmériques en offrant un tout nouveau spectacle, Public/Private Parts ou L’Origine du monde. Entre 2017 et 2019, poursuivant les réflexions entamées dans son précédent projet, l’artiste a réalisé plus de 40 entretiens documentaires à Montréal, Berlin et Zurich avec des travailleurs·euses du sexe, des artistes et des éducateurs·trices sexuels. En ouvrant ainsi un dialogue entre les sociétés allemande et québécoise sur la question de l’intimité, de la sensualité, de la vulnérabilité et de la nudité, il souhaitait interroger les frontières que nous établissons entre le public et le privé. Le spectacle présenté ces jours-ci à l’Édifice Wilder, entre performance et installation vidéo, est le résultat de ces recherches et réflexions.

01_publicprivateparts_juandavidpadilla_gerardxreyes_hd

(Re)prendre conscience de son corps

Pour qui est familier·ère avec les travaux de Michel Foucault et Paul B. Preciado, il est difficile d’assister à ce spectacle sans y voir de multiples échos à leurs réflexions philosophiques et queers sur l’érotisation du corps, la désexualisation du plaisir et la contrasexualité. « Je pense que nous avons là une sorte de création, d’entreprise créatrice », disait Foucault. « L’idée que le plaisir physique provient toujours du plaisir sexuel et l’idée que le plaisir sexuel est la base de tous les plaisirs possibles, cela, je pense, c’est vraiment quelque chose de faux. […] Nous pouvons produire du plaisir à partir d’objets très étranges, en utilisant certaines parties bizarres de notre corps, dans des situations très inhabituelles, etc. » Cette valorisation d’une dégénitalisation du désir est au fondement de Public/Private Parts : dans les performances vidéo qui sont projetées, la recherche sensuelle des performeurs·euses passe par le toucher (le leur et celui des autres), mais aussi par le contact avec des matières organiques comme de l’eau, de l’huile, de la terre, des plantes (une fleur de strelitzia ou une branche d’aloès). C’est aussi le cas des performances présentées en salle : les trois interprètes, magnifiquement mis· en valeur par les éclairages de Karine Gauthier, explorent et prennent conscience des limites de leur corps en le touchant, en le mouvant, en le tordant, mais aussi en le caressant avec des « objets étranges » comme un tuyau de plastique ou un morceau de tissu. En réinvestissant ainsi la dimension tactile et sensuelle de leur corporéité, les performeurs·euses nous rappellent que toucher une autre personne avec respect est inévitablement un acte de réciprocité, et que cette égalité s’effectue sous une forme de partage qui ne saurait laisser intact le sujet qui s’y soumet.

Public/Private Parts nous informe en ce sens des bénéfices potentiels d’une éducation sexuelle somatique, notamment par la projection d’extraits d’entretien avec des performeurs·euses porno et des travailleurs·euses du sexe. Jasko Fide y formule par exemple ses réticences par rapport à la porno mainstream et au binarisme des rôles sexués qu’elle reconduit : « The mainstream porn tells us […] the whole picture of bodies, everything, practices, what turns you on. We learn this from porn, and I think that’s cruel, and it’s not enough. […] There’s more than what we can see and learn from mainstream porn. » Mareen Scholl valorise pour sa part, comme le fait Preciado, une décolonisation du corps qui passe entre autres par un réinvestissement de l’anus : « It’s kind of weird because in the field of conscious sexuality, there is so much about the vagina, the vulva, the penis, or the breast maybe, but never about the anus. But I love the anus a lot because, for me, it’s one of the most taboo topics. I like to teach people to really get in contact with their bodies on all levels. » L’idée est bien de se réapproprier son corps en l’explorant et en découvrant ainsi les sensations insoupçonnées qu’il peut nous procurer, nous permettant ainsi de déconstruire les aprioris que la société nous a transmis par rapport au corps et à la sexualité.

02_publicprivateparts_juandavidpadilla_jontaemccrory_vega3t5a1553

De tact et de contact

Que ce soit par le biais de ces entretiens ou par le dialogue corporel qui s’établit grâce à l’interprétation de Gerard X Reyes, Justin Gionet et Emmanuel Proulx, beaucoup de place est accordée à la communication dans Public/Private Parts. En fait, dès l’entrée en salle des spectateurs·trices, les performeurs sont déjà en place, nus sur leur plateforme respective, et discutent ouvertement du rapport qu’ils entretiennent avec leur corps, leur sensualité, leur intimité, ce qui donne le ton pour le reste de la représentation. Ce dispositif est d’ailleurs repris à la toute fin du spectacle, alors qu’ils s’interrogent sur ce que leur corps a ressenti pendant la représentation, interrogation qui cette fois s’adresse aussi aux spectateurs·trices, les intégrant au dialogue que rend propice le safe space établi au cours de la dernière heure. En effet, le contact se fait toujours avec délicatesse, dans un grand respect d’autrui, de son expérience personnelle et de ses limites.

03_publicprivateparts_juandavidpadilla_floriannephilippe-beauchamp_vega3t5a1696

La communion qui s’installe entre les performeurs et le public passe aussi beaucoup par la musicalité du spectacle : par le rythme envoutant de la bande sonore de Bendik Giske et Devon Bate, bien sûr, mais aussi par le rythme corporel, la respiration des interprètes, qui nous absorbe et nous entraîne avec eux dans l’expérience immersive à laquelle ils se dévouent sous nos yeux. À ce titre, il n’est peut-être pas anodin de rappeler que le tact ne signifie pas uniquement le toucher/le tactile ou la délicatesse : en allemand, le Takt est aussi musical. Comme l’expliquait David Caron dans un précédent numéro de Spirale, « c’est le rythme que marquait autrefois le maître de musique, pas encore chef d’orchestre. Ce tact-là, loin de réduire au silence, permettait au contraire de faire de la musique et d’en faire à plusieurs. » On sent que Public/Private Parts est empreint de ce même souci de tact et de musicalité ; une volonté d’ouvrir le dialogue et de mettre en contact plusieurs corps dans un même lieu afin de pouvoir désacraliser d’un même geste le rapport que nous entretenons avec le corps, la nudité et la sensualité.

crédits photos : Juan David Padilla

Articles connexes

Voir plus d’articles