Un miroir face à l’écran

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26.01.2023

Dix quatre. Texte : Jason Sherman. Traduction : Jean Marc Dalpé. Mise en scène : Didier Lucien. Interprétation : Laura Amar, Irdens Exantus, Alexandre Fortin, Norman Helms. Production : La Manufacture. Présenté au Théâtre la Licorne jusqu’au 25 février 2023.

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Dramaturge d’importance et scénariste de profession, le canadien Jason Sherman propose avec sa plus récente pièce de théâtre Dix quatre une comédie satirique exposant les rouages grinçants de l‘industrie télévisuelle. Quelles sont les implications politiques, morales et individuelles en jeu lorsqu’on puise dans la réalité pour créer ? L’œuvre aux enjeux captivants, qui était à l’origine une commande pour le Tarragon Theatre de Toronto en 2019, questionne l’envers de l’écran en interrogeant la création, l’influence de la fiction et les nuances de l’intersectionnalité, surtout en contexte de divertissement. Ses thèmes s’ancrent non seulement dans l’actualité, mais ils résonnent aussi particulièrement au Québec, dont le paysage culturel est ponctué par des séries comme 19-2, District 31 ou encore même Unité 9. La mise en scène de Didier Lucien confère un fort caractère au propos par son audace, son intelligence et sa cohérence. Mais la dénonciation que porte le texte est-elle (trop) explicite au point de manquer sa cible ?

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Points de vue en série

Nous sommes au tout début du processus d’écriture d’une série policière appelée Otages. Le pilote a été approuvé et l’équipe planche sur les prochains épisodes. Au cœur de l’action, quatre scénaristes : Maya, une jeune femme qui en est à ses premières armes et dont la parole est perpétuellement interrompue ; Colin, un homme noir d’abord auteur de romans se voyant offrir sa chance en télévision ; Danny, un homme blanc bedonnant dont la première apparition sur scène est marquée par sa ceinture défaite, qu’il tente d’attacher en poursuivant la conversation. À la tête du groupe, Peter, que l’ancienneté et l’expérience désignent comme l’auteur en charge du projet. En arrière plan, dissimulée derrière ses appels téléphoniques passés entre deux réunions, Esla, la grande boss, distribue des commentaires contradictoires et épineux de sa voix faussement suave, changeant le genre d’un personnage en cours de route ou déplaçant des épisodes complets. C’est lorsque Danny est victime d’un profilage racial alors qu’il raccompagne Maya chez elle, un soir, qu’une rupture divise les personnages. S’ensuit une confrontation où l’on tente de poser une distinction entre ce qui est confortable et ce qui est juste, la discussion ouvrant une porte sur les côtés les plus sombres des enjeux liés au racisme et au sexisme.

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Visuellement, la scène est cernée par des arches rectangulaires imitant les contours d’une télévision. Leur présence confère un effet de profondeur au décor sobre composé de l’essentiel (table, chaises, machine à eau), effet accentué par l’éclairage franc et frontal d’une salle de rédaction. Ainsi, les personnages se déplacent comme à l’intérieur d’un écran, consolidant l’aspect artificiel, léché et sobre de la mise en scène, proche des codes des séries télévisuelles américaines. Incidemment, cet agencement cristallise, par une mise en abyme, l’impression de visionner une série télévisuelle sur l’écriture d’une série. Moments d’interlude durant lesquels le symbolisme est à son paroxysme, les transitions entre les scènes sont tout aussi évocatrices et cruciales­­.

Fonctions et devoirs de l’art

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Quoique s’approchant quelques fois de l’exagération, les différences en apparence irréconciliables entre les points de vue engendrent des dialogues honnêtes sur les fonctions et les devoirs de l’art. Les raisonnements et les décisions des personnages questionnent des facettes parfois cachées de notre imaginaire collectif, révèlent la relation de ce dernier avec les fictions qu’il engendre et les histoires dont il se nourrit en retour. Composant un microcosme à l’image de la société, les personnages ainsi définis par leurs positions situées permettent de cerner les tensions inhérentes à une structure dictée par la productivité. Entre compromis et conciliation presque impossible des points de vue, le déroulement de la pièce repose sur des revirements de situations et des coups de théâtre qui mèneront en fin de compte à une catharsis qui prend au ventre.

Toutefois, sans nier la capacité du texte à résonner avec climat politique, le casting en apparence délibérément stéréotypé des personnages peut facilement paraître à double tranchant. Si flagrant, il tombe d’emblée dans la dérision et la dénonciation plutôt que dans l’actualisation du sujet. Le traitement de Maya, à l’image de son personnage, est resté en surface. Le combat social de Colin, soumis à une certaine escalade en puissance dictée par son implication dans le cybermilitantisme, prend une tournure qui frôle de près la caricature. Enfin, la scène finale, forte et poignante, fait dévier la réflexion à la dernière minute, ne permettant pas à la salle, sur le coup, de décortiquer les différents tons du dénouement. Au-delà de ces bémols, Dix quatre offre un terreau de réflexions fertiles qui dépassent le nœud central, exposant sans détour les ramifications concrètes et complexes de l’intersectionnalité.

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