Un mauvais goût juste à point

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Mauvais goût, Texte : Stéphane Crête ; Mise en scène : Didier Lucien ; Assistante à la mise en scène : Jacinthe Perrault ; Interprétation : Guillaume Chouinard, Stéphane Crête, Lévi Doré, Camille Léonard, Didier Lucien, Sylvie Moreau, Évelyne Rompré, Gabriel Sabourin et Marie-Hélène Thibault ; Régie : Pascale D’Haese ; Conception lumière et direction technique : Roxane Doyon. Présenté à L’Espace Libre du 8 au 26 janvier 2019.

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« … à ce qui veut mourir en nous, mais que nous refusons de laisser partir… »
Stéphane Crête, mot d’auteur du programme de Mauvais goût

Difficile de bien vieillir ? À voir les personnages de la pièce Mauvais goût, on croirait que oui. Pourtant, cette production qui ouvre l’année à L’Espace libre est forte de maturité et d’expérience. Entremêlant la vulgarité et la subtilité, les paroles crues et le non-dit, le réalisme et le clownesque, Mauvais goût expose les petites et grandes perversités avec lesquelles on tente de remplir une superficialité abyssale. Pourtant, la psychologie n’y est pas convoquée, la morale non plus, le public n’est pas provoqué à outrance, le voyeurisme juste assez exploité. On se retrouve plutôt emporté par un excellent geste théâtral : un texte habile, une mise en scène à son service, un jeu d’acteur désopilant. Car le tragique et la vacuité réunis deviennent infiniment ridicules et comiques. Porté par des artistes en pleine possession de leur art, le résultat est délicieux.

Dans Mauvais goût, il y a quelque chose de l’ordre du téléroman et du vaudeville, mais dont les répliques seraient beaucoup trop trash pour le grand public. Un groupe d’amis approchant la cinquantaine se réunit pour commémorer le décès subit de l’un d’entre eux, Dave (Guillaume Chouinard), qui se serait étouffé avec un os de poulet – selon la version officielle. À travers les flash-backs et les scènes reprises selon différents points de vue, on découvre l’épaisseur des mensonges et de l’hypocrisie qui recouvre la tribu amicale, la cause réelle du décès, leurs réactions face au trauma et à la peine ressentie. Les personnages sont aussi normaux qu’épouvantables et la sexualité et les tabous apparaissent comme autant d’agitations provoquées par le besoin de se sentir encore vivant, encore puissant. Marionnettes de leurs pulsions mais aussi de leurs conventions, les personnages de Mauvais goût font une démonstration on ne peut plus freudienne.

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Sous le signe de la vacuité

S’ils sont pour la plupart narcissiques et manipulateurs, les personnages demeurent également désemparés, jusqu’au malaise. Il y a Patrick (Stéphane Crête), présent lors de la mort de Dave, sa blonde sexologue Rachel (Marie-Hélène Montpetit), Michelle, la veuve de Dave (Sylvie Moreau), qui « veut juste jouir », et Michel (Gabriel Sabourin), docteur, père de deux adolescents et nouvellement le chum de Marie-Lune (Camille Léonard), la meilleure amie de sa fille (et ce n’est pas tout en ce qui les concerne).  S’ils ne parviennent pas à trouver une forme de rituel qui réussisse à honorer la mémoire de leur ami, ils s’entendent facilement sur le besoin de faire appel à un traiteur.

Autour du groupe d’amis, des personnages font le contre-point et éclairent autrement leurs zones d’ombre. Les jeunes, Marie-Lune et Maxime (Lévi Doré), le fils de Michel, font preuve d’espoir autant que de naïveté et cherchent d’autres réponses. Fabrice (Didier Lucien) est un véritable pervers décomplexé et assumé qui, par sa posture extrême, crée un décalage. Carole (Evelyne Rompré), l’amie de Cégep retrouvée, manque juste assez de délicatesse pour donner la réplique à leur mascarade.

Une scène de flash-back entre Carole et Patrick offre l’un des moments les plus drôles de la pièce. Après une soirée arrosée, ils se retrouvent dans la cour, chez Carole, pour regarder les étoiles. Alors que Carole est refroidie par l’empressement de Patrick à passer à autre chose, celui-ci réagit par plus d’insistance en ayant recours à un chantage émotif digne de la cour d’école (« T’es pas cool Carole, t’es pas cool ! »). La scène est vide, seul l’éclairage place l’ambiance (les éclairages de Roxanne Doyon font preuve de pertinence tout au long de la pièce), tout l’espace est donné aux acteurs et au texte. La mise en scène de Didier Lucien est fine, humble et expérimentée.

Dépouillée, elle multiplie les tableaux et saynètes, parfois en chorale, et on choisit d’y moins montrer pour plutôt soutenir l’imaginaire – franchement peu épargné par le texte. Déconseillée au moins de seize ans, Mauvais goût porte si bien son nom que Lucien préfère ne pas en ajouter, et préfère désamorcer l’abjection qui plane. À l’ouverture, on entend une musique des plus dramatique : nous aura-t-on assez prévenu de la noirceur de la proposition pour que quelque chose d’autre émerge ? Au-delà de servir le propos, la mise en scène se garde libre et se veut le moteur d’un théâtre vif, préférant s’appuyer sur le jeu des acteurs, et sur leurs corps, plutôt que sur les artifices.

La bonne mesure

Pour suivre le déroulement séquentiel et non linéaire, une tension est maintenue (pendant toute la durée de la pièce – 1h45) par la haute et savoureuse énergie des acteurs, chassant des impressions de longueur qui peuvent parfois s’installer. Avec une dose adéquate de débordements et d’exagérations, les interprétations restent réalistes mais assurément ridicules. Stéphane Crête et Didier Lucien sont aussi des mimes depuis longtemps et le jeu physique est bien utilisé dans Mauvais goût. Qu’ils soient banalement froids et faussement en contrôle ou désarticulés et quasi-hystériques, les corps parlent, suent leur insuffisance. La situation est tragique, mais dans une telle absence de profondeur, on ne peut que rire. Le public peut se reconnaître sans être trop bousculé, l’humour et la surenchère permettant une rencontre. Ce n’est pas un procédé nouveau, mais son efficacité est redoutable. Toute la distribution rend avec brio ce texte aussi gras que subtil, définitivement complexe.

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Car bien qu’on y entende des répliques dignes de figurer parmi les plus douteuses du théâtre québécois, il est difficile de croire que Stéphane Crête ait signé un tel texte dans la pure gratuité. Il y a dans cette écriture une empathie et une affection pour les personnages, qui sont beaucoup plus exposés que condamnés. On y trouve également une conscience du théâtre en lui-même. La matérialisation du texte compose une partition aussi éclatée qu’accessible. Des pointes plus intellectuelles percent ici et là, mais demeurent au service de l’histoire. Celle-ci n’explique ni ne résout la situation des protagonistes et, malgré les rires, voire l’écœurement qu’ils font naître, on en ressort marqué, inévitablement tenu de poursuivre la réflexion. N’est-ce pas ce que l’on peut attendre de mieux d’un geste artistique ? Et sachant l’inclinaison de Crête pour l’expérimentation, pour les recherches existentielles et spirituelles, cette création apparaît comme un passage, peut-être nécessaire, par l’obscurité.

Mauvais goût a été présenté pour la première fois en lecture publique au Festival du Jamais Lu, au début du mois de mai 2012. Dehors, chaque soir, des manifestations citoyennes importantes se déroulaient dans les rues de Montréal. Face à cette mouvance sociale et à cette mobilisation politique, l’œuvre paraissait en décalage, plongée dans les tabous qui semblaient ne pas concerner l’actualité. Bien que la pièce ait été publiée la même année, ce n’est que sept ans plus tard qu’elle est enfin montée, à une époque beaucoup plus propice à la réception de cette parole. Après les vagues de dénonciations d’inconduites sexuelles et des débats de société sur le rôle de l’art, Mauvais goût arrive à point pour nous percuter dans toutes ses dimensions.

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crédits photos : Jacynthe Perrault

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