À travers, l’écran, vous parler dans le casque (de contrôle de foule)

Paraît qu’elle s’vend même à des flics, quelle décadence,

Y’a plus d’moralité publique, dans notre France

(Brassens)

Être le granit, et douter ! être la statue du châtiment fondue tout d’une pièce dans le moule de la loi,

et s’apercevoir subitement qu’on a sous sa mamelle de bronze quelque chose d’absurde et de désobéissant qui ressemble presque à un cœur !

(extrait de la crise existentielle de Javert, juste avant qu’il se jette dans la Seine, parce que penser par lui-même lui est insupportable)

 

Quelqu’un tient-il encore le compte des assassinats de personnes noires commis par des policiers aux États-Unis cette année? Le compte des petites insultes, des coups en extra, des humiliations, de l’ignorance? Et le compte du budget gonflable (budget de la répression, mais aussi de la justification judiciaire de cette répression) des services de police ? Je parie que si vous avez essayé, vous avez eu envie d’exprimer votre colère contre les policiers sur les médias sociaux et ailleurs, envie de critiquer vos représentants, les représentants de la Justice. Si vous le faites, sentez-vous ce poids dans l’estomac, avez-vous l’impression de prendre un risque? Dans ce cas, peut-être expérimentez-vous l’effet inhibiteur d’une intimidation judiciaire. Il y aurait de quoi.

 

Alors que l’ancien chef de police de Toronto, celui qui avait orchestré la légendaire répression politique de juin 2010, se présente fièrement comme député, Jennifer Pawluck, reconnue coupable de harcèlement criminel pour avoir diffusé et commenté un graffiti montrant un policier avec une balle dans le front, attend sa sentence. La Ville de Granby souhaite faire adopter un règlement qui punirait les injures contre les policiers, même si elles sont exprimées sur le web. Dans ce cas, il semble que le maire de Granby cherche à protéger un policier en particulier d’une campagne ciblée, mais ce règlement aurait des conséquences qui dépassent de loin le cas d’un employé. (Le maire de Prévost, lui, menace carrément ses opposants de poursuites s’ils le critiquent sur le web.) Récemment, un citoyen de St-Lin a été poursuivi pour avoir traité un policier d’épais et de « face à fesser dedans ». Il n’a pas été condamné, mais la juge semblait suggérer qu’il y avait là diffamation.

 

Injurier des agents de la paix (sic) en fonction est déjà interdit par plusieurs règlements municipaux, mais à la condition de les insulter en personne, car c’est l’entrave à leur travail qu’il s’agit d’éviter. Aujourd’hui, on ne sait plus trop. Que risquons-nous à dire sur le web «flics assassins»? Ce n’est pas clair. S’il est interdit d’insulter un policier quand on se trouve en sa présence, où se trouve-t-on quand on l’insulte sur Internet?

La complexité d’Internet fait que nos actions virtuelles ont lieu autant dans notre salon que dans le portable de chaque agent en fonction. Nos paroles ubiquitaires circulent plus vite, blessent plus loin et restent parfois plus longtemps qu’on ne le souhaiterait. Autant la portée des paroles devient incertaine, autant la surveillance devient systématique. Pierre Trudel se demande ainsi : «Mais est-ce que les villes disposent du pouvoir de punir des propos publiés sur internet affectant la réputation de leurs employés ou de leurs élus? Il y a des doutes très sérieux quant à la capacité juridique des municipalités d’adopter de tels règlements qui prétendraient punir un comportement se déroulant sur internet.» Il est rassurant bien sûr de savoir que ces démarches ne semblent pas avoir un fondement juridique très solide.

 

Mais, de toute manière, le but de ces poursuites, de ces amendes, de ces mises en garde est-il vraiment de gagner en cour contre quelques opposant.e.s? Les procédures judiciaires ont des objectifs nombreux et variés. Dans un contexte comme le nôtre où la séparation des pouvoirs semble parfois ne plus tenir à grand chose et où l’accès à la justice dépend de vos capacités financières, la simple évocation de la mise en demeure reçue par un lointain collègue peut suffire pour donner sérieusement envie de se taire. Peu importe que les démarches soient légitimes, ou sérieuses, elles contribuent à dégrader le climat, le contexte de la parole. Le froid se rend jusqu’à nous. Ces temps-ci, ce sont précisément ceux qui font taire les manifestant.e.s à coups de matraques qu’on veut nous dissuader de critiquer : aimez donc votre bâillon, bande de mauvais sujets.

 

Les littéraires pourraient avoir envie de clamer la supériorité du livre. Vous avez peur du web ? Publiez vos méchancetés sur papier! Aujourd’hui, les écrits restent, oui, mais s’ils sont sur papier, on peut décider de les lire ou pas. S’ils sont sur le web, on peut les recevoir à n’importe quel moment, d’une manière dégradée; s’ils sont sur le web, ils vont directement dans votre dossier de surveillance continue. Ce serait pas mal, si nous pouvions suivre ce conseil. Mais pouvons-nous vraiment penser que cette tension, ce contexte de crainte, de punition de la parole, n’influence pas aussi notre manière de faire des livres, et de la littérature ? Ne sentez-vous pas le froid à l’estomac quand vient le temps d’écrire pour rien les mots qui comptent, et votre colère ? C’est ce que je crains parfois quand je nous vois, polis, dire merci pour des miettes et travailler si fort à écrire ce qui vend. Quand je nous entends balbutier, vaincu.e.s par le brouillage du sens et la menace discrète, continue. Heureusement, la littérature sert aussi à fracasser les normes et les impossibles. Les maires, avocats et fabricants de prison auraient tort de sous-estimer son inventivité et notre insoumission. (Interdisez une idée pour voir…)

 

L’espace de parole, les nouveaux codes d’écriture qui se négocient sur le web, contaminent les autres modes, les autres formes. Il n’y a plus de cloison non plus pour la censure. Elle nous éclabousse en silence; elle s’infiltre entre nous et les claviers, au moment d’écrire «tueur». Mais nous la voyons venir. Elle donne envie de multiples coups de gueule anti-flics, de romans noirs-amers et de chansons rebelles. Je comprends et j’apprécie les appels au respect, à la paix, dans cette intense proximité collective du web, mais je crois qu’il faut s’inquiéter de chacune de ces petites amendes, chacune de ces condamnations. Il faut craindre qu’elles empêchent l’expression d’une colère salutaire, l’expression d’une violence qui ne va pas disparaître ou s’apaiser parce qu’on la cache.

 

Toutes ces autorités inquiètes pour leurs employés les mieux armés se sont-ils demandé pourquoi la littérature était si généreuse en méchancetés envers la police? Les insultes envers les flics, c’est un peu comme le cynisme envers les politiciens. Comment dire, ce n’est pas le problème; c’est un symptôme. On tape sur celui qui se noie. On demande à ceux et celles qui crient à l’aide de se taire les premiers, se calmer les premiers ; mais qui appelle au respect des civil.e.s. ? Je doute qu’empêcher cette parole puisse donner des résultats pacificateurs. Manger un agent de police, c’est le réflexe des libres refusant la terreur. Plus vous nous enfoncerez, plus nous aurons de crocs. Il faudra arrêter les diffamateurs en grand nombre. (Mais nous voyons que certaines personnes s’y préparent…) On ne prend pas le risque d’insulter un homme ou une femme lourdement armé.e et entraîné.e pour le plaisir. Il serait peut-être temps que les autorités regardent ce miroir qui leur est tendu par ces slogans, ces insultes et ces chansons. Qu’y verraient-elles ? Peut-être bien que l’État n’est pas pacifique.

*

Voici la limite, l’écroulement

de notre monde ; les arguments de la police

le matraquage, les sommations.

Voilà les évidences.

 

Devant cette inhumanité les lois

se renversent, les blocs de la mémoire

s’effritent ; l’abattement, la langueur

placardent l’horizon.

– René Lapierre (La carte des feux, que j’aurais voulu citer au complet)  

 

Source de l’image d’accueil : theatlantic.com

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