Toute vérité n’est pas simple à dire

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25.10.2019

Disparu.e.s. Texte : Tracy Letts ; traduction : Frédéric Blanchette ; mise en scène : René Richard Cyr ; avec Chantal Baril, Yves Bélanger, Sophie Cadieux, Alice Dorval, Hugo Dubé, Antoine Durand, Renaud Lacelle-Bourdon, Roger Léger, Guy Mignault, Christiane Pasquier, Kathia Rock, Evelyne Rompré, Marie-Hélène Thibault. Présenté au Théâtre Duceppe du 23 octobre au 23 novembre 2019.

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Adaptée pour le Québec par le metteur en scène René Richard Cyr et le traducteur Frédéric Blanchette, la pièce Disparu.e.s (August : Osage County), présentée au Théâtre Duceppe, est une partition hautement complexe et délicate, mais somme toute bien orchestrée. La prémisse est simple : Beverly Weston (Guy Mignault) disparaît mystérieusement, ce qui oblige ses trois filles (Sophie Cadieux, Evelyne Rompré, Marie-Hélène Thibault) à revenir à la maison familiale, dans les plaines de l’Oklahoma. Leur mère Violet (excellente Christiane Pasquier), atteinte d’un cancer et dépendante aux médicaments, profite de ces retrouvailles pour se défaire de secrets, de reproches et de rancœurs trop longtemps refoulés. Au-delà de ce drame familial, la pièce évoque aussi plus largement une Amérique ébranlée, en perte de repères. L’aidante amérindienne Johnna (Kathia Rock), personnage étrange mais intriguant, incarne sans trop l’appuyer ce deuxième niveau de sens qui permet au spectacle d’être plus qu’une énième pièce abordant le thème de la famille dysfonctionnelle. Un aspect qui nourrit la réflexion et l’analyse post-spectacle, mais dont on se soucie peut-être trop peu au cœur de ce règlement de compte mère-filles.

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Le malaise de l’incertitude

Le texte de Tracy Letts est si intelligemment construit que, malgré sa durée de deux heures trente, on ne ressent aucune longueur pendant le spectacle. Comme spectateur, on est captivé du début à la fin par cet habile enchaînement d’attaques et de confidences. Mais en contrepartie, le manque de rythme dans l’interprétation ne pardonne pas. Il a d’ailleurs fallu quelques scènes, en début de représentation, pour que les comédien·e·s trouvent finalement le rythme adéquat à ce qui s’annonçait un spectacle quelque peu laborieux. En effet, avec un texte aussi finement tissé que celui-ci, le moindre mauvais timing est susceptible de gâcher une scène. Cela dit, l’ensemble de cette performance reste un exercice de haute-voltige et, malgré quelques ratés ici et là, on ne peut qu’être admiratif face à la maîtrise générale des treize interprètes.

Si la mise en scène est globalement efficace, avec une scénographie magnifique, quoiqu’assez traditionnelle et convenue, certains choix font tout de même sourciller. La musique, d’abord, dérange plus qu’elle n’appuie la charge dramatique de certaines scènes. Très peu présente, ses quelques occurrences surprennent et ne suffisent pas à installer une convention ou un leitmotiv. On comprend alors mal le type d’ambiance que ces sonorités (qui passent du grincement métallique à la musique rock) avaient pour objectif de produire. De même pour certains éclairages qui, malgré les possibilités qu’offrait un décor aussi massif et complexe, demeurent assez simples, laissant parfois une impression de facilité, ou du moins celle d’une occasion manquée.

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En quête de vérité

Une autre faiblesse de ce spectacle est le manque de clarté dans la direction d’acteur·trice·s. René Richard Cyr affirme lui‑même, dans le programme, qu’il a préféré, pendant les répétitions, ne pas se prononcer à savoir s’il s’agissait d’une comédie ou d’un drame :  cette incertitude se fait sentir à plusieurs moments – ou, du moins, ce flou n’est pas assez assumé, ce qui donne souvent lieu à des contrastes trop francs entre la charge dramatique des scènes et l’humour salvateur de certaines répliques ou de certains personnages. Il s’agit certes d’un mélodrame, ponctué ici et là de répliques tellement caustiques qu’on rit pour relâcher la pression. Mais à trop « jouer » ou appuyer ces répliques, leur authenticité se perd (et avec elle la force de leur ambiguïté comique), et on frôle malheureusement trop la caricature.

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Si le metteur en scène dit avoir d’abord voulu attaquer ce texte sous l’angle de la vérité, qu’elle soit drôle ou tragique, on peut dire que le pari est à moitié gagné. Alors que les moments de querelles représentent les instants forts du spectacle (parce qu’ils sont justement les plus réalistes), les moments comiques, de leur côté, les contrebalancent étrangement lorsqu’ils manquent d’innocence. Christiane Pasquier, par exemple, nous offre des moments savoureux de vérité lorsque son personnage s’attaque verbalement aux différents membres de la famille, mais elle devient beaucoup moins crédible lorsqu’elle prétend être sous l’effet de ses médicaments. De même, le jeu de Marie-Hélène Thibault est solide dans la majorité des scènes, mais parfois peu convaincant dans le registre dramatique, comme lors de l’annonce de la mort du père. Enfin, les compositions de personnage de Roger Léger et de Renaud Lacelle-Bourdon détonnent un peu trop pour qu’on les apprécie vraiment. Dans un spectacle aussi intriqué et hyperréaliste, ces moments (ou ces personnages) jurent avec l’ensemble, et nous extirpent trop de cette tension pourtant si bien maintenue dans le reste du spectacle.

Quoi qu’il en soit, Disparu.e.s n’en demeure pas moins une réussite, d’abord grâce à la qualité de l’écriture de Letts (et de la traduction de Blanchette). Un texte qui se suffit à lui-même demande énormément de maîtrise de la part des comédien·ne·s, mais rend aussi superflu plusieurs éléments de mise en scène. Et c’est peut-être là la seule vraie maladresse de ce spectacle : avoir parfois voulu trop en faire en ne faisant pas assez confiance au pouvoir évocateur du texte, et en perdant de vue le souci de vérité et de réalisme qui lui confère finalement toute sa puissance.

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