Tout ce qu’on ne voit pas

27.05.2017

7 Pleasures, un spectacle de Mette Ingvartsen et Great Investment; conception et chorégraphie : Mette Ingvartsen; interprétation : Johanna Chemnitz, Katja Dreyer, Bruno Freire, Elias Girod, Gemma Higginbotham, Dolores Hulan, Calixto Neto, Danny Neyman, Norbert Pape, Pontus Pettersson, Manon Santkin, Hagar Tenenbaum; lumières : Minna Tiikkainen; musique et trame sonore : Peter Lenaerts; scénographie : Mette Ingvartsen et Minna Tikkainen. Présenté à l’Usine C les 26 et 27 mai 2017.

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À une époque que certains qualifieraient de hautement pornographique, qu’est-ce que le corps nu et libre peut encore dire sur nous ? Avec 7 Pleasures, la chorégraphe danoise Mette Ingvartsen propose une enquête du corps où le spectateur lui-même se tend des pièges et devra, tôt ou tard, réfléchir à sa perception du corps et de l’intime.

Sur scène, un éclairage cru habille un salon aussi moderne que banal. Alors que le public discute, englobé de cette effervescence pré-spectacle, certains membres de ce même public commencent à se déshabiller, en catimini. Après quelques minutes, l’évidence nous frappe, le spectacle est déjà commencé et une douzaine de danseurs sont nus, éparpillés dans la salle. Ils fixent tous le salon, comme un espace de désir et de jeu. Ils s’y rendront lentement, avant de former une masse de chair au fond de la scène.

Marée montante

Cette masse de chair débutera un périple sous le signe de la lenteur ; les corps se frôlant, toujours liés, se déplaceront avec justesse et intensité sur la scène, englobant tout sur leur passage : divan, table, fauteuil. C’est une marée humaine quasi orgiastique, mais surtout organique, qui fascine par la fluidité de ses mouvements : les corps ne font qu’un, les sexes et les genres à la fois si présents et indissociables.

Arrivés à destination sur un fauteuil à l’avant-scène, les corps se sépareront, occuperont l’espace à la rencontre des objets du quotidien qui les attendent. Chacun de ses objets, ils les désireront, flatteront, lécheront autant qu’ils s’y frotteront. Table basse, plante, chaise et tapis, autant d’objets inanimés auxquels le regard et le mouvement des danseurs grefferont une sexualité bien présente, mais jamais obscène.

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Les corps, d’un coup, trembleront, d’abord sur place puis partout dans l’espace, hors de contrôle. Une électricité sexuelle semble lier chacun des douze danseurs, alors qu’une musique tribale rythme la montée en puissance fantasmée par le public autant qu’interprétée par les danseurs. Avec 7 Pleasures, le spectateur est le seul responsable des images pornographiques qu’il impose lui-même au spectacle, et c’est là que réside toute l’intelligence de la proposition.

À l’apogée de la jouissance, tout éclatera, tant l’espace que l’envie. Les corps prennent l’espace et les objets d’assaut. Chaises, bol et boyau d’arrosage deviennent autant de projectiles que de partenaires. Éclate une fête empreinte de bestialité où tout peut être si sexuel que rien ne l’est vraiment, si ce n’est que notre regard.

Du sensuel à la censure

Si les lumières se tamisent pour créer une ambiance où tout semble possible, chaque objet transforme son utilité première pour quelque chose d’excessivement érotisé. Le contact entre les danseurs reste à la fois non-sexuel, mais très intime, créant ainsi des guet-apens où le spectateur se fait toujours prendre. La chorégraphie de Mette Invgvartsen ne révèle pas de l’improvisation tant le langage corporel est écrit et tant chaque mouvement parvient à désamorcer le précédent tout en en créant un nouveau.

À un moment, six des douze danseurs se rhabilleront, arborant des vêtements noirs et des bottes aux allures militaires, créant ainsi rapidement une représentation du pouvoir politique autant qu’une censure quant à la liberté des corps. Ces chocs entre l’un et l’autre, aussi évidents soient-ils, sont, encore une fois, autant de pièges dans lesquels le public se fait prendre. Les figures de domination et les images violentes disparaissent au même moment où elles sont créées, les images de viols et de non-consentement deviennent caresses préliminaires avant de revenir au champ de bataille où chaque rôle est savamment et rapidement inversé.

Angle mort

Si le spectacle se termine sur un chœur tantôt primaire, tantôt jouissif dans lequel on se perd en interprétation à notre grand plaisir, il fait suite à un relent d’indignation des danseurs, tenant à bout de bras coussins et objets de toutes sortes comme on brandirait de quelconques pancartes en pleine manifestation.

Ces 7 Pleasures sont sept tableaux si organiques qu’on peine à les distancier. L’homogénéité narrative de la proposition d’Ingvartsen fascine par la finesse de ses transitions et par la liberté qui, au final, incombe plus que jamais au public. Chaque mouvement est ici une promesse de toucher, une promesse de désir. L’espace, lui, est habité avec la candeur des envies de chaque danseur.

La multiplicité des corps et des actions qui se répondent tantôt directement tantôt par écho forme un réseau de mouvements qu’il nous est impossible de cerner dans son entièreté : pour tout ce qu’on voit, il y a une possibilité infinie d’images qui se sont créées et auxquelles on n’a pas eu accès, car ici tout se joue dans l’éphémère. Les images quittent la scène dans la même fulgurance avec laquelle elles viennent au monde.

Que disent le désir, les corps, le pouvoir, la censure et l’intime sur notre relation à l’autre ? Dans une proposition regorgeant d’autant de tableaux que de morceaux de bravoure, Mette Ingvartsen se joue de notre condition à érotiser le moindre mouvement, à sexualiser le moindre contact, détournant chaque mouvement pour créer une trame qui subtilement confronte le spectateur à son rapport aux corps et à l’autre, dans une société qu’on croit libérée de tout tabou. 

crédit photo : Marc Coudrais

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