Sortir du mythe

capture_decran_le_2021-09-28_a_11.28.52_0

Maria Chapdelaine, Sébastien Pilote, Item 7 et MK2 | MILE END, 2021, 159 minutes.

///

Ne crois nullement que me voilà dans les bois pour le restant de ma vie.
— Louis Hémon, lettre à sa mère de 1912

Alors je vais rester ici

Qui ne connaît pas l’histoire ? Dans une terre reculée du Saguenay-Lac-Saint-Jean, au début du XXe siècle, la jeune Maria Chapdelaine promet de se marier « au printemps prochain » avec François Paradis, son ami d’enfance de Mistassini, aujourd’hui devenu un téméraire coureur des bois. Ce dernier, toutefois, se fera happer par un autre destin, plus tragique celui-là, en s’écartant dans la neige et le froid. La disparation de François laissera la place à deux nouveaux prétendants, aux symboliques opposées : d’une part, Eutrope Gagnon, seul voisin des Chapdelaine, qui trime honnêtement sur sa petite concession, d’autre part, Lorenzo Surprenant, ancien colon nouvellement exilé aux États-Unis, où il peut jouir du confort de la vie moderne à l’abri du rude travail de la terre. Derrière ce choix que devra faire la jeune femme, telles des allégories à peine voilées, se forment deux rapports au monde : entre permanence et métamorphose, résilience et renouveau, le dilemme de Maria sera aussi celui de toute une nation. Toutes les minutieuses – et, pour beaucoup, folkloriques – descriptions que fait Hémon du climat, des mœurs et des traditions de ce petit univers campagnard convergent vers ce choix, visent à lui donner un poids métaphysique. Puis, dans l’avant-dernier chapitre, la narration nous fait plonger dans le monologue intérieur de la jeune femme, dont la conscience se fait magiquement visiter par la « voix du pays de Québec », qui ne se gêne pas pour lui dire quoi penser et quoi faire. « Alors je vais rester ici… de même ! », se dit Maria. Pour le meilleur et pour le pire, le roman devient idéologique, le choix se fait politique et le personnage se transforme en figure mythique.

1

Depuis longtemps, ce texte prônant la permanence demeurait ainsi posé sagement sur les proverbiales tablettes du patrimoine littéraire. Puis, une trentaine d’années après l’adaptation cinématographique de Marc Allégret (1950), faisant elle-même suite à l’adaptation de Julien Duvivier (1934), Gilles Carle a entrepris au début des années 1980 de porter une nouvelle fois à l’écran le mythique « Récit du Canada français » de Hémon, avec le but de le « défolkloriser ». Or, en dépit de cette volonté explicite, l’adaptation de Carle ressemble plutôt à un pas de côté, et non à une véritable modernisation du récit. C’est là, sans doute, la plus grande leçon de son film : il n’est pas aisé de sortir d’un mythe aussi prégnant que Maria Chapdelaine.

2_4

Un grand réservoir d’images et de clichés

Puis arrive l’adaptation de Sébastien Pilote. « Travailler à partir de ce roman, de ce mythe, c’est disposer d’un réservoir énorme d’images, de fétiches, de clichés et d’idées reçues, dont il faut faire un bon usage. C’est à la fois une richesse et un problème. Un peu comme lorsqu’on aborde le cinéma de genre par exemple, il faut savoir travailler avec un grand réservoir d’images et de clichés. Et ça, c’est intéressant », explique le réalisateur dans un entretien avec Marcel Jean pour le dossier de presse de son quatrième long métrage. Cette adaptation, Pilote l’anticipe d’ailleurs depuis longtemps. Dès Le vendeur (2011), son premier long métrage, on trouve un clin d’œil à Maria Chapdelaine, avec un personnage nommé François Paradis, travailleur aliéné par le système capitaliste dont la petite maison se trouve juste à côté d’une cour à bois. Avec Le démantèlement (2013), Pilote avouera lui-même proposer une sorte de « suite » au récit de Hémon, en soulignant le triste sort réservé à ceux et celles qui ont choisi de « faire de la terre ». Avec La disparition des lucioles (2018), autre film tourné dans le « Royaume » des Chapdelaine, Pilote transpose dans le cadre du coming of age movie le dilemme moral de Maria à la fin du récit : faut-il partir ou bien rester, choisir la tradition ou un nouveau départ ? De film en film, donc, Pilote s’est approché du roman de Hémon, a investi son imaginaire, a su reprendre ses thématiques, moderniser ses enjeux. Or, avec son adaptation, il fera exploser ce « grand réservoir d’images et de clichés » nommé « Maria Chapdelaine », dans un geste qui vise à déconstruire le mythe pour en récupérer les composantes originelles et ainsi nous donner à voir cette histoire comme si elle était racontée pour la première fois.

3_0

« Ce roman pourtant maintes fois récupéré, interprété, analysé, commenté, détourné, mythifié, sous une couche de sédiments, il était là, intact », lance également le réalisateur pour justifier le sujet de son dernier film. La question, en effet, peut se poser : avait-on réellement besoin d’une nouvelle adaptation de Maria Chapdelaine ? La réponse, bien sûr, est oui, car, comme le dit Pilote, « l’histoire de départ n’est qu’un prétexte ». Et que cherche-t-il donc avec ce « prétexte » ? Alors que les autres adaptations ajoutent une couche de mythe et d’imagerie à un roman déjà folklorique, Pilote va retrouver à la fois la lettre et l’esprit du texte. Dans cette nouvelle adaptation, on sent la survivance du style de Hémon, la force de ses descriptions, sa poétique de l’espace, la dimension proprement humaine de ses personnages – personnages dont Pilote, à juste titre, dit vouloir faire le « portrait » (comme un tableau classique, son film est un grand portrait de famille).

4_0

Par ailleurs, tandis que les adaptations précédentes ajoutaient des anecdotes et des situations dramatiques qui ne sont pas dans le roman, cette nouvelle version de Maria Chapdelaine suit mot à mot le livre, presque comme s’il s’agissait d’une pièce de théâtre. Presque, disons-nous, puisque Pilote emprunte ici et là un intertexte filmique dans un impressionnant palimpseste où la grammaire de la littérature et celle du cinéma s’unissent pour raconter une histoire universelle, loin des clichés et ritournelles folkloriques. Et c’est le roman, que l’on peut enfin lire sans les lunettes déformantes de l’idéologie, qui sort grand gagnant de ce processus de métamorphose.

Elle est prête à tout revivre

« Eutrope est un peu surpris. Il sourit légèrement, le bonheur dans les yeux (c’est la meilleure nouvelle de sa vie). Il fait un petit signe affirmatif de la tête, comme s’il avait reçu un ordre, poliment. Il remet son chapeau. Il regarde bien Maria qui reste droite et digne (autoritaire, comme une nouvelle et jeune souveraine), et puis s’en retourne rejoindre les autres. En s’éloignant, il se tourne vers Maria qui continue de le regarder », lit-on dans la dernière page du scénario de Pilote. Ces quelques lignes, déjà, montrent l’intérêt d’adapter le roman de Hémon en faisant l’économie du dispositif des « voix » et en refusant d’exploiter à nouveau la symbolique remâchée des personnages. Plus encore, cette finale nous fait prendre conscience de tout ce que Pilote, par son approche réaliste et anti-folklorique (anti-mythe), ajoute au récit d’origine : il offre une agentivité nouvelle, en particulier, aux personnages féminins. En effet, jamais Laura (interprétée magistralement par Hélène Florent) n’aura été aussi convaincante, inspirée et volubile. Surtout, Pilote fait don à Maria (Sara Montpetit) du plus beau cadeau qu’il est possible d’offrir à ce personnage : la possibilité de choisir par et pour elle-même. Là où Carle critiquait le mythe entourant le roman en montrant à la fin de son film une Maria mélancolique, neurasthénique même, qui ne se remettra visiblement jamais de la mort de François, Pilote prend une direction complètement opposée : sa Maria est « autoritaire », « nouvelle et jeune souveraine » de ce petit royaume où elle accepte en toute connaissance de cause d’occuper le rôle de matriarche laissé vacant par la disparition de sa mère.

5-6_2

« Et puis, nous voyons son visage. Beau et en paix. Seulement son visage (comme au début). Le visage de Maria Chapdelaine. Une jeune fille brune. Elle a 17 ans. Et puis ses yeux. Des yeux à la fois jeunes et remplis de mille vies déjà vécues. Un regard ardent. Elle est prête à tout revivre », écrit aussi Pilote pour clore son scénario. Tandis que les autres Maria du grand écran croulent sous le poids de la fatalité ou espèrent toujours le retour miraculeux de leur amoureux mort, le personnage interprété par Sara Montpetit incarne l’amor fati nietzschéen. « Je veux apprendre toujours plus à voir dans la nécessité des choses le beau : je serai ainsi l’un de ceux qui embellissent les choses », nous dit-elle avec son énigmatique sourire. Grâce à ce puissant amour du destin – contrepied des discours idéologiques et de la doxa conservatrice –, Maria Chapdelaine sort enfin du mythe.

7_0

Articles connexes

Voir plus d’articles