Songes d’un premier tour de piste

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27.10.2021

Le bruit des moteurs, Philippe Grégoire, productions G11C, Canada, 2020, 78 minutes.

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Philippe Grégoire prend manifestement plaisir à installer l’atmosphère de son premier long-métrage, Le bruit des moteurs, présenté en première québécoise dans le cadre du Festival du Nouveau Cinéma. L’univers du film se précise avec une certaine lenteur, entre plans ludiques de chars en pleine prouesse et fragments d’une réalité légèrement inusitée. Le film tient aux aguets le spectateur et la spectatrice, jusqu’à afficher complètement, dans la scène à partir de laquelle tout déboule, son caractère décalé. Alexandre, formateur à l’armement à la douane canadienne, s’y voit attribuer un congé forcé d’une semaine par sa directrice en guise de représailles concernant sa sexualité soi-disant excessive. Le moment s’étire dans un dialogue s’écartant notoirement des règles de la convenance et, plus largement, du réalisme des interactions humaines, mimant à outrance un contrôle institutionnel qui s’exerce jusque dans nos vies intimes.

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La douane, cela dit, n’est pas tellement convoquée dans le film en ce qu’elle permettrait de discourir sur sa fonction étatique – si ce n’est pas le biais de la caricature – mais en tant que vecteur symbolique et narratif. Elle semble dépouillée de toute réelle valeur ou signification par des personnages apparemment désinvestis de la mission qu’ils sont sensés exécuter. La douane, dans le film, est au mieux un non-lieu où l’on peut se prêter au jeu en attendant de retourner dans le « vrai » monde.

Prisons d’images

Quand Alexandre est forcé de quitter la douane, il aboutit dans son patelin d’origine, la petite municipalité de Napierville en Montérégie. Il retrouve sa chambre transformée par toute une panoplie d’objets à son effigie, introduits là par sa propre mère. Cette dernière est la propriétaire de la piste de course automobile de Napierville, seul attrait qui vaut à la municipalité d’avoir une certaine réputation. C’est en quelque sorte la reine du village, comme le suggère un des personnages du film.

Dès sa première journée dans cet univers qu’il retrouve à contrecœur, Alexandre est accosté par deux policiers – on devine leur fonction malgré leur uniforme réinventé – qui l’informent, accusateurs et preuve en main, que l’église du village vient d’être placardée de dessins pornographiques le représentant. C’est le premier moment loufoque d’une descente cauchemardesque qui semble affecter Alexandre depuis sa confrontation avec la directrice de la douane. Le film, à plusieurs égards, emprunte à la logique des rêves, usines de formes qui, dans la pensée psychanalytique, condensent ou déplacent des fantasmes secrets. Il y a d’ailleurs un parallèle troublant qui se crée entre les dessins pornographiques à l’effigie du protagoniste et les objets qui le représentent et multiplient son image, dans sa propre chambre à coucher, deux variations incompatibles d’une même fétichisation.

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Le passage d’Alexandre à Napierville le mènera parallèlement à la rencontre d’un improbable personnage, une jeune pilote de course islandaise venue jusque-là pour utiliser la piste de Napierville – le bruit des moteurs se rend loin ! Sa présence et ses interventions font définitivement tomber le film dans un irréalisme assumé. Ensemble, ils revisiteront les lieux où a évolué le jeune Alexandre, entreprenant un parcours « touristique » très fragmentaire sur le territoire de Napierville. Le village n’est jamais montré dans son ensemble – d’une façon qui permettrait de reconnaître une géographie, de se sentir dans un espace bien défini – mais se voit limité à quelques lieux cloisonnés qui déclenchent l’introspection et la quête du personnage principal, et qui sont l’occasion d’ouvrir de petites fenêtres vers un discours à peine esquissé sur l’histoire et le territoire. Napierville, dans Le bruit des moteurs, est d’abord une suite de plans toujours bien construits, d’images cinématographiques marquantes et inusitées.

Voitures et caméras

Le personnage de la pilote de course est aussi investi d’une fonction « méta », puisqu’il devient le vecteur d’une filiation explicite qui s’établit entre le film et le cinéma d’André Forcier. La référence à Forcier sert de clé d’interprétation au film. Elle éclaire des choix esthétiques qui peuvent être vus comme un hommage au cinéma libre et imaginatif du réalisateur, maître des univers en décalage avec la réalité ou, du moins, avec le réalisme. Ces partis-pris esthétiques sont une des forces du bruit des moteurs, qui pense et raconte autrement, réussissant par le fait même à déstabiliser le spectateur et la spectatrice, qui doivent (re)forger leur adhésion à l’univers présenté. Les personnages ne sont ni complètement farfelus, ni vraiment vraisemblables : ils se situent à la frontière, dans un équilibre qui ne va pas sans un léger vertige.

La référence au cinéma d’André Forcier mène par ailleurs à la révélation d’Alexandre quant aux études en cinéma qu’il a entreprises avant de travailler à la douane. Dans un flashback un peu caricatural, Alexandre évoque des collègues qui, comme lui, refoulent des rêves et des ambitions déçus. Cette scène semble proposer un discours tellement plaqué sur l’aliénation qu’on hésite entre croire à un véritable « message » du film et sourire devant un kitsch assumé. Fait intéressant, dès que le film semble discourir sur des enjeux sociaux ou politiques, il le fait de manière tellement expéditive ou saugrenue qu’on ne peut totalement se sentir investi et qu’il est malaisé de dire quel effet on voulait créer. Le film raconte-t-il simplement l’histoire d’un jeune homme qui a grandi dans un lieu difficile à aimer, qui ne peut se conformer à ce que la société attend de lui ? Ou nous plonge-t-il dans un univers de symboles, où irradient de multiples significations ?

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Le personnage de la pilote de course islandaise pourrait bien représenter un ailleurs fantasmé, l’incarnation d’un pays qui est sans doute un des archétypes de ces lieux dont nous attendons un dépaysement, où nous espérons nous évader. C’est en Islande qu’ira Alexandre à la fin du film, dernières minutes difficiles à déchiffrer, mais qui ne semblent pas nous sortir du mauvais rêve où nous étions plongés. À la fin du bruit des moteurs, on ne sait tellement bien démêler les fils tissés entre voitures et cinéma, Québec et Islande, lieux concrets et imaginés, mais reste sans contredit le plaisir du cinéma et de l’imagination.

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