Sidérées

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23.11.2017

Mikella Nicol, Aphélie, Le Cheval d’août, 2017, 117 p.

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Le second roman de Mikella Nicol a pour épigraphe la définition de son titre, un élégant terme d’astronomie : « Pour un corps céleste, l’aphélie représente le point de sa trajectoire le plus éloigné du Soleil ». Les astres du roman sont en premier lieu des femmes. Elles gravitent en constellations mystérieuses dont la protagoniste tente de saisir la mécanique secrète. Certaines apparaissent dans le ciel, d’autres s’éclipsent. L’une d’elle sort de sa trajectoire pour être captée quelques secondes par les caméras de surveillance extérieures d’une compagnie de télécommunication pour laquelle travaille la narratrice, qui l’observe passer sur son écran de surveillance. Quand celle-ci apprend quelques jours plus tard qu’une jeune femme du nom d’Anaïs Savage a disparu, elle est persuadée qu’il s’agit de la femme qu’elle a vu ce soir-là. Durant les semaines suivantes, alors qu’elle vit une histoire adultère avec Mia, qu’elle a rencontrée dans un bar, la narratrice n’a de cesse d’imaginer ce que la disparue a pu devenir. Alors que la protagoniste s’enfonce un peu plus dans le spleen nocturne d’un été caniculaire, Anaïs Savage est finalement retrouvée morte dans un champ.

Elle est une autre

Si les femmes gravitent dans cet espace urbain, ce dernier n’est pas dépourvu de personnages masculins dont certains, à l’instar de B., l’ex hypnotique de la narratrice, produisent l’attraction d’un « immense soleil ». Toutefois, cette brillance solaire n’est pas sans éclats de violence, plus précisément envers les femmes. Mikella Nicol organise ses personnages féminins en un système astral, stellaire, fragile, ou chacun ne serait, peut-être, que la lueur d’une étoile morte. Les femmes y établissent des liens qui transcendent leur position individuelle, l’une pouvant un instant devenir l’autre (« J’ai pensé : Florence. Ou peut-être s’agissait-il de moi. Le magnétisme entre nous me torturait le ventre »), ou rejoindre celle qui, assassinée, perdue, parmi celles « qui étaient tombées dans les interstices », serait accessible à travers Mia : « Peut-être qu’à travers elle j’aurais rejoint toutes les autres filles, Florence, Marion, Lara, Anaïs Savage et les disparues, celles des faits divers ».

Violences

Il est important, alors, d’insister sur le fait que cette fragilité féminine, chez Mikella Nicol, n’est pas essentielle, mais qu’elle est souvent le fait d’une violence masculine : « J’avais déjà affirmé à Louis qu’ils me traitaient comme de la viande ». De Mia à Anaïs, chacune – et finalement chacun – est emportée par cette vague de violence qui déborde la vie humaine : « Mais je m’étais trompée et je le savais maintenant sans l’ombre d’un doute. La séduction de Mia avait été tout aussi violente et illusoire que la mienne. Elle m’avait permis de croire qu’on retrouverait ensemble cette fille envolée. Qu’il était possible de se relever de la violence, possible de se sauver. Et moi, j’avais laissé tout le reste mourir. »

Œuf de merle

Loin de rejouer une illusoire « guerre des sexes », Mikella Nicol instaure une psychologie poétique des plus assurées et des plus belles, ancrée dans un monde autonome. Si la narration est livrée à la première personne, elle n’en relève pas moins de l’ordre du récit, fixant un univers indépendant de la situation énonciative, un axe à dimensions multiples sur lequel peuvent être repérées les trajectoires des êtres et des choses. En débordant le « je », on le désengage de son énonciation, rapprochant le texte de l’ordre du récit, selon Benveniste. Le monde n’est pas projeté par le « je », mais le « je » se projette en lui. Faire le choix du récit narratif, c’est assumer que l’axe du monde, l’axis mundi paradoxal des alchimistes, se situe en tout endroit, et pas seulement au cœur du « je ».

Il n’est pas étonnant, à ce sujet, que l’héroïne passe des nuits entières à consulter, au travail, des sites de prédictions astrologiques. L’astrologie implique une dissolution des centres, du « je » dans le monde. Ainsi Mikella Nicol propose une psychologie qui, du sang menstruel aux astres glacés, de par l’ultra sensibilité de la narratrice, déploie ce « je » de femmes en femmes et de femmes en hommes. Une psychologie qui n’a pas le choix que d’être attentive aux bagues, aux fleurs, aux légères odeurs de putréfaction, qui revient sans cesse à la nuit du ciel, même en plein jour, pour culminer en mystère, en beauté : « Le ciel était paisible, complètement lisse. Quand on le regardait longtemps, on avait l’impression de s’y enfoncer. C’était comme vivre dans un œuf de merle ». La sphère du monde, comme la sphère de l’œuf, contient la vie fragile, fertile comme pourrait l’être la sphère du soi. Or, la menace de la stérilité plane dans le roman : le sperme pourrit dans les condoms et devient couleur sang, couleur de menstrues ; les fluides s’échappent des corps et des relations infertiles. Mikella Nicol interroge la possible malédiction d’un monde dont certaines destinées sont vouées à l’effondrement, des destinées sidérées, c’est-à-dire, étymologiquement, qui subissent l’influence funeste des astres. On pense au blues Born Under a Bad Sign ou encore à Melancholia de Lars Von Trier, qui déploient de façon particulièrement explicite cette image de l’intériorité cosmique. Aphélie en donne une version renouvelée et puissante.

La beauté du langage, dans Aphélie, déploie celle des êtres, projetés dans le monde.

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