Shine on you Crazy Brocoli : Jean Leduc, libertin

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08.05.2015

Jean Leduc, Crazy Brocoli, Québec, Moult Éditions, 2015.

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Jean Leduc, c’est génial. Jean Leduc, c’est de la merde. Et vice versa. Ce texte pourrait s’arrêter ici que l’esprit de l’œuvre de Leduc parue chez Moult Éditions serait respectée. Mais voilà, il faut écrire, et nous écrivons, pour différentes raisons, et précisément, il me semble à la lecture de la réédition d’œuvres choisies de Leduc, que celui-ci ébranle en dernier lieu les justifications de nos écritures. Mais avant d’élaborer sur ce point, une courte présentation de l’homme et de l’œuvre.

Jean Leduc est né en 1933 et décédé en 2012. Je n’avais aucune idée de qui il était avant d’ouvrir ce livre ; aussi ces quelques données éparses – et sulfureuses – que je me suis empressé de récolter sur l’homme : professeur exclu des institutions, organiste et claveciniste de renom, critique de cinéma qui a fini par être mis à la porte de Cinéma-Québec, fondateur avec d’autres (Yolande Villemaire, Claude Beausoleil) de la revue-farce de contre-culture Cul-Q et des éditions du même nom /01 /01
   Voir également Jacques Beaudry [dir.], «Quatre revues québécoises et la modernité littéraire» dans Le rébus des revues. Petites revues et vie littéraire au Québec, Presses de l’université Laval, 1998.
, auteur d’une thèse sur Sade.

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L’ouvrage de Moult Éditions – de belle facture soit dit par ailleurs – se présente comme un coffret anthologique, décliné en trois livres, jaune, rouge, vert, petites œuvres en elles-mêmes, chacune offrant différents échantillonnages :  poèmes et manipulations littéraires (Chiures, poèmes pour plaire), pièces (Latrines, bouge pudique) et comédie musicale (L’idéologie de la critique littéraire dans la presse quotidienne francophone de Montréal), partitions, textes critiques (Le Cul chez les poètes de l’Hexagone et dans les  »relations » des Jésuites),  pour l’essentiel datant des années 1970, de la pratique littéraire de Leduc, dont le thème central commun est la confrontation de l’institution littéraire québécoise. Leduc attaque sur tous les fronts universités, revues, critiques, maisons d’éditions, divinités avec cette même exigence : pas de Dieu, pas de Passé, pas de Pères, pas de Servantes, pas de Satisfaits, mais tous les autres, qui vivent, baisent et crèvent.

À l’écart de l’université – où se situe un Bourdieu par exemple –, Jean Leduc désigne les jeux de pouvoirs qui structurent la vie littéraire et leurs ancrages historiques, politiques et idéologiques. Debout, couché, assis ? Pourquoi Miron ? Pourquoi Tremblay ? Et la poésie de l’Hexagone ? Quelle grandeur pour quels projets ? Quelles plaintes pour dire quelles misères ? Jean Leduc refuse tout enthousiasme et toute complaisance, quitte à faire preuve de mauvaise foi, de parti pris : en d’autres mots, un fouteur de merde. Leduc va à rebrousse poil, du sens, du goût, du correct, mais – et c’est là le problème pour ses adversaires – toujours avec une intelligence particulièrement aiguisée. Pas d’œuvres de pouvoir, des œuvres de savoir, peut-être, mais surtout la parodie, l’ironie, la déconne contre le sérieux.

Son esthétique ? Leduc l’emprunte au formalisme, au lettrisme, au dadaïsme, à la poésie concrète, privilégiant avant tout la sape ludique et parodique et le désordre typo-syntaxique que reproduit la présente édition. Or – et je reviens à mon introduction – à cette esthétique de subversion radicale du texte, il me semble que Leduc additionne une ironie qui lui est propre en prenant, de façon sensible et systématiquement, le contre-pied de lui-même. Qu’il se critique lui-même en note de bas de page, ou qu’il laisse déborder sa connaissance et son amour de la culture classique, Leduc laisse toujours une chance, contre lui-même, à la littérature qu’il attaque. Refusant les Pères, il se doit lui-même de ne pas en devenir un.

Et pourtant, une figure tutélaire hante cette anthologie, celle de Sade, à laquelle Leduc s’identifie, apposant «DAF Jean Leduc» en tête de la pièce Latrines, bouge pudique – celle qui ouvre le recueil –, DAF, Donatien Alphonse François, les initiales du Divin Marquis. Sade fait irruption, parfois comme personnage, parfois par référence ou allusion, dans les œuvres de Leduc ici réunies : il y incarne un principe libertaire, un principe négateur, un principe auto-négateur. Le libertin se vautre dans la matière car il lui a refusé une âme, et je veux croire que Leduc se vautre dans les mots car il leur a refusé une raison d’être fondamentale. D’où le sacrilège suprême du Marquis de Leduc, de crier à l’inanité de la littérature, et à sa célébration nouvelle. Son activité littéraire doit ainsi toujours jouer contre elle-même, déconstruisant sur des constructions, et construisant sur des déconstructions qu’elle voue à de futures sapes. C’est l’unique condition de sa liberté. Leduc est un libertin. Ce qu’on appelait avant un «libre penseur». Un homme sans Père et sans Dieu. C’est une belle œuvre que publie Moult, belle parce qu’encore vivante alors que tant d’auteurs vivants publient des œuvres mortes.

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   Voir également Jacques Beaudry [dir.], «Quatre revues québécoises et la modernité littéraire» dans Le rébus des revues. Petites revues et vie littéraire au Québec, Presses de l’université Laval, 1998.

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