(Sérieuse) conversation avec le miroir

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Meaghan Strimas, Yes or Nope, Mansfield Press, Toronto, 2016, 64 p.

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Elle feuillette l’album de finissants de son école secondaire. « Ces deux-là sont encore ensemble, ils viennent de s’acheter un condo sur la même rue que sa mère à lui. » Mon amie C. acquiesce, on l’a entendue tant de fois, cette histoire : deux êtres se rapprochent, s’empêtrent, restent pris dans ce mécanisme parfaitement huilé, « Quand c’est cousu de fil blanc/c’est cousu pareil/même que ça paraît plus /01 /01
J-F Nadeau, Tungstène de bile, Montréal, L’Écrou, 2013, p. 48.
 ». Je dis que ça me fait penser à un titre de poème, de mémoire je cite : « Krystal, You Don’t Have to Marry That No-hoper Lou Who You Met at the Aruba All-inclusive » ; assises sur le plancher de la cuisine, C. et moi méditons la question en buvant du mauvais rouge.

Ainsi mon quotidien –ses attentes sans ferveur, ses joies de rien du tout – ressemble à un poème de Meaghan Strimas. L’auteure canadienne faisait paraître à l’automne 2016 son troisième recueil de poésie, Yes or Nope, chez Mansfield Press ; le livre est finaliste au Prix de poésie Trillium, qui sera remis le 20 juin prochain à Toronto. Dans ce recueil, les enfants cruels côtoient les voisins aux mains baladeuses, les mères ont des manies et leurs bébés pleurent toute la nuit, les gens s’accotent par ennui et adoptent des animaux pour les mauvaises raisons. Poésie de la domesticité plus que du domestique : la force des textes de Strimas réside dans cette façon qu’elle a de montrer, sans mauvaise foi, à quel point se conformer est un acte irrationnel.

Qu’est-ce qui pousse les êtres humains, alors, sur ce chemin mille fois parcouru? Une certaine paresse, une pression sournoise, quelque chose comme un schéma reproductible à l’infini. « Quiet creatures kept behind a glass door,/but if I rescue them, she will murder me. » Tout doit rester à sa place, et l’on cloue au sol ceux qui tentent de s’échapper. La seule libération possible passe par l’acceptation des lois tacites, quitte à réprimer les envies sincères, les élans d’héroïsme. Néanmoins, les animaux et les enfants sont exclus de ce triste conformisme, et c’est de leur point de vue – ou à leur contact – que le quotidien perd ses artifices et redevient l’espace où se négocie une forme de contentement. Pour les adultes, il est déjà trop tard.

On veut tous une médaille de participation

« After a while, we weren’t allowed to play with the kids in that house because we were better than them ». C’est bien connu, pour s’élever, il n’est pas nécessaire de se démarquer, seulement de se hisser sur le dos de plus petits que soi. Du moins, c’est ainsi que fonctionnent les relations sociales dans Yes or Nope : évaluer l’autre, se comparer, se rassurer. Le succès des gens qui connaissent leur place ne tient pas à l’excellence mais plutôt à l’obtention de la note de passage. J’aurai fait de mon mieux. Le leitmotiv devient un passe-droit pour une forme de complaisance envers les tics et les torts, et revient à nier tout besoin de transcendance. Les individus qui peuplent les poèmes de Strimas ne sont pas heureux, loin de là : tous semblent baigner dans une résignation qui est surtout un bouclier contre le désenchantement du monde.

Pourtant les petites victoires abondent. Ces fourmis alignées dans leurs cercueils d’écales de noix, ne sont-elles pas adéquatement endimanchées? Et ce chien qui se réfugie dans une cour d’école à l’heure de la récréation, n’enseigne-t-il pas aux enfants que « inside these fences/there’s freedom to be found »? Avec humour et un savant sens du rythme, Strimas raconte les luttes et les écueils, effleure les non-dits, illumine les faux-semblants. Son sens de la chute n’est pas sans rappeler les planches de Joan Cornellà, dont les personnages, partant de mauvaises intentions et usant des méthodes les plus glauques, finissent toujours par arriver à leurs fins, avec le sourire – mais les dents du lecteur, elles, tendent à grincer.

« And then there’s us two-legged creeps »

Au centre de Yes or Nope, les femmes vieillissantes. Confrontées à l’inexorabilité du temps, forcées de choisir entre la moins pire des alternatives, elles voient leurs rêves grugés puis engloutis par les compromis. Elles ne sont pas devenues celles qu’elles auraient dû être : des « ladies of good breeding ». Plutôt, elles achètent compulsivement des articles inutiles à rabais, s’enferment dans la salle de bain « so they have a minute to think », espionnent les voisins, se trouvent des excuses pour rester avec des hommes déprimants, quand ils ne sont pas abusifs.

Francs à en être brutaux, les poèmes de Strimas nous projettent au milieu d’un tête-à-tête avec le miroir, comme si l’auteure cherchait à justifier la passivité qui teinte toutes les histoires qu’elle met en scène : « The tone of this poem wants to pull out all its teeth. But the trope of this poem is feeling too cheap. » Puisqu’il leur est impossible de changer ce qui leur arrive, les personnages rejettent en bloc toute forme d’indignation, ne se débattent que pour la forme. Ils aspirent seulement à croire, l’espace d’un instant, au réconfort que leur procurent leurs rituels ridicules.

De vains animaux, voilà de quoi nous avons l’air sous la plume de Strimas. Lorsque nous ne détruisons pas activement ce qui nous entoure, nous ruinons le moindre projet par paresse ou désœuvrement. Nous cherchons à faire entrer le monde dans la case prévue à cet effet, à domestiquer les papillons, à effacer les revers à grandes gorgées de vin de dépanneur. Le plus drôle, c’est peut-être encore que nous nous étonnions de nos échecs. « Right behaviour. Wrong object./The empty nest. Lovesick. »

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J-F Nadeau, Tungstène de bile, Montréal, L’Écrou, 2013, p. 48.

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