S’écraser pour raconter

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13.01.2017

Alexandre Fontaine Rousseau et Francis Desharnais, Les premiers aviateurs, Montréal, Pow Pow, 2016, 116 p.

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Les catastrophes aériennes sont de remarquables… moteurs narratifs. Si les artistes ont souvent inventé des accidents à des fins dramatiques (il n’est pas inutile de rappeler que le premier des films catastrophes des années 1970 fut Airport [1970]), les catastrophes réelles ne sont pas en reste et engendrent de nombreux récits : pensons aux enquêtes officielles effectuées après une tragédie, aux dramatisations du même événement dans une série comme Mayday et aux spéculations volontiers délirantes engendrées par les vols les plus légendaires /01 /01
Deux exemples parmi bien d’autres : les histoires entourant le vol 401 d’Eastern Air Lines (qui s’est écrasé le 29 décembre 1972), peuplées de soi-disant fantômes et de pièces recyclées d’un avion Lockheed L-1011 ; l’avion « disparu » — dont seulement quelques débris ont été retrouvés jusqu’ici — du vol 370 de Malaysia Airlines (porté disparu depuis le 8 mars 2014).
. Ces caractéristiques sont également celles d’autres types d’accidents, mais les catastrophes aériennes bénéficient d’un dispositif fait sur mesure pour alimenter les narrations : les fameuses boîtes noires, enregistreuses de récits dont le contenu ne sera communiqué que si le vol dérape.

Soyons clair : la bande dessinée Les premiers aviateurs raconte des histoires d’avant les boîtes noires, comme son titre l’indique. Mais ses cinq chapitres — tous inspirés (parfois de manière très souple) par des événements s’étant déroulés entre 1678 et 1912, et dont on trouve un résumé succinct à la fin du livre — illustrent bien l’attrait des récits concernant les échecs aériens. Ils le font en développant un rapport irrévérencieux aux pionniers.

 

Vouloir et pouvoir

Ces pionniers du transport aérien sont pour la plupart des découvreurs et des innovateurs, mais leurs victoires — lorsqu’elles existent — sont obtenues au prix de douzaines d’échecs retentissants. Selon la dynamique propre aux domaines ponctués de grandes découvertes (dont les sciences naturelles), on fait habituellement peu de cas des nombreuses tentatives inefficaces, ce qui donne l’impression d’une suite presque ininterrompue de petits miracles. Les premiers aviateurs prend le contre-pied de l’histoire glorifiante : c’est une sorte d’anti-manuel qui, loin de se débarrasser des scories, les remet à l’avant-plan au point d’en faire sa substance.

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On le constate d’abord dans les dialogues d’Alexandre Fontaine Rousseau, qui piétinent avec humour en évoquant les tentatives avortées des aviateurs. L’image prend le relais avec une acuité aussi désarçonnante que mémorable. L’esthétique des Premiers aviateurs n’étonnera guère les lecteurs de La guerre des arts (2014), écrit et illustré par Francis Desharnais, mais elle pourrait surprendre les néophytes : les pages sont toutes rigoureusement divisées en deux « colonnes » de cinq cases, et les variations entre les dessins — d’une case à l’autre, voire d’une page à l’autre — sont minimes ; mais tandis que La guerre des arts ne comportait pas de personnages (on les devinait plutôt à leurs phylactères), Les premiers aviateurs en sont remplis, qu’il s’agisse des individus visés par le titre ou des observateurs de leurs péripéties.

Cette structure d’une régularité à toute épreuve acquiert un relief intéressant à la lumière du thème des Premiers aviateurs. On aurait pu s’attendre à des images traversées par le mouvement, les vols racontés fussent-ils brutalement interrompus. Mais la stabilité inébranlable du dessin nous rappelle que les vols évoqués ici sont presque toujours en puissance, et non en acte ; elle accentue ainsi la douloureuse (et amusante) distance entre la volonté et la réalisation, que Fontaine Rousseau accentue fréquemment dans les textes.

L’approximation la plus prononcée de mouvement, sur le plan visuel, se trouve sur la magnifique page couverture du livre. Artificiellement vieillie, elle rappelle ironiquement les Voyages extraordinaires de Jules Verne publiés chez Hetzel — des histoires optimistes dans lesquelles la volonté parvient presque toujours à s’accomplir ; notons en outre que les événements réels servant de tremplins à la composition des chapitres 2 à 5 des Premiers aviateurs sont tous contemporains de Verne, lui-même captivé par l’évolution du transport aérien /02 /02
Il suffit de jeter un rapide coup d’œil à sa bibliographie pour s’en convaincre : Cinq semaines en ballon (1863), Le tour du monde entre quatre-vingt jours (1873), Robur le conquérant (1886), etc.
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Espérer l’écrasement

Si le caractère répétitif des échanges est en phase avec le thème de l’échec perpétuel et la constance du dessin, il est parfois lassant à lire ; surtout dans le chapitre 2, de loin le moins réussi avec ses aviateurs transformés en pénibles douchebags. Mais Les premiers aviateurs reprend rapidement son envol dans le chapitre 3, carrément jouissif.

Le désir de voir la catastrophe devient central : « On se doute bien, d’ailleurs, que certains espèrent assister à un écrasement, aujourd’hui… », commente un témoin dès la première page du chapitre. Cet avis s’apparente à la surenchère décrite par Don DeLillo dans White Noise (1985), un roman émaillé de désastres : « Every disaster made us wish for more, for something bigger, grander, more sweeping. » Nous sommes dans « la société du spectacle de l’échec » (pour reprendre une partie du titre du chapitre 3 des Premiers aviateurs), comme s’il fallait à tout prix s’écraser pour raconter — ce que l’on peut dire, en outre, des boîtes noires modernes, dont on ne communique le contenu que si la catastrophe l’exige. « L’écrasement d’avion sera le blockbuster de l’été 1899 », prédit-on un peu plus loin : sur toutes les pages (à une exception près), on ne voit que les spectateurs, les réactions du pilote s’effectuant hors case, sous la forme d’indices sonores.

Dans le chapitre 5, qui porte sur la mort pathétique de Franz Reichelt après qu’il eut sauté du premier étage de la Tour Eiffel vêtu d’un soi-disant costume-parachute, des spectateurs veulent simplement le voir « éclater comme une pastèque en frappant le sol de plein fouet ». Ils avouent qu’ils n’ont guère d’intérêt pour l’aviation et que leur présence en ces lieux est plutôt justifiée par la possibilité du désastre.

« L’aviation est l’opium du peuple », annonce un personnage du chapitre 3. Les catastrophes aériennes le sont peut-être encore davantage, tant pour les personnages-spectateurs des Premiers aviateurs que pour les lecteurs. Le désastre à venir est la condition de possibilité du livre, mais il est aussi ce qui devrait en attirer plusieurs vers cette bande dessinée effrontée qui mêle adroitement la rigueur et la désinvolture.

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Deux exemples parmi bien d’autres : les histoires entourant le vol 401 d’Eastern Air Lines (qui s’est écrasé le 29 décembre 1972), peuplées de soi-disant fantômes et de pièces recyclées d’un avion Lockheed L-1011 ; l’avion « disparu » — dont seulement quelques débris ont été retrouvés jusqu’ici — du vol 370 de Malaysia Airlines (porté disparu depuis le 8 mars 2014).
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Il suffit de jeter un rapide coup d’œil à sa bibliographie pour s’en convaincre : Cinq semaines en ballon (1863), Le tour du monde entre quatre-vingt jours (1873), Robur le conquérant (1886), etc.

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