Satie décomposé

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27.04.2023

Satie, agacerie en tête de bois. Textes et musique : Érik Satie; Idée originale : Patrick Ouellet; d’après une création originale de 2004 de Nuages en pantalon; Mise en scène : Jean-Philippe Joubert, avec la collaboration de l’équipe de création (Claudia Gendreau, Valérie Laroche, Olivier Normand, Marie-Hélène Lalande et Patrick Ouellet); Interprétation : Jean-Philippe Joubert, Valérie Laroche et/ou Mélissa Merlo, Jocelyn Paré et Patrick Ouellet; Conception visuelle : Claudia Gendreau; Traitement sonore : François Leclerc; Assistance à la mise en scène : Caroline Martin; Aide aux accessoires et aux costumes : Geneviève Bournival, Danielle Boutin, Cynthia Gendreau et Zoé Laporte. Présenté au Théâtre Périscope (Québec) du 18 avril au 6 mai 2023.

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À l’occasion de son vingtième anniversaire, Nuages en pantalon a choisi de reprendre sa pièce sur Erik Satie. Un choix motivé non seulement par le succès qu’elle avait connu il y a près de vingt ans mais, selon Claudia Gendron, parce qu’elle a contribué à la manière de travailler propre à la compagnie. Autour de matériel brut – ici la musique, les correspondances et les témoignages –, les artistes improvisent et cogitent, invitent parfois le public. De ce travail en communauté, le visuel naît en même temps que l’histoire, la matière donne l’indice de la forme. En résulte une série de tableaux impressionnistes tantôt stimulés par les compositions, tantôt par les mots, tantôt par les objets. La pièce, d’abord présentée en 2004, n’est pas qu’une reprise et profite de nouvelles recherches et de l’expérience acquise. Elle bénéficie notamment d’une introduction et d’une scène supplémentaire particulièrement enjouées. Cette dernière s’inspire de Parade (1917), le ballet de Cocteau mis en musique par Satie, dont la scénographie était signée par Picasso.

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Dans Le coq et l’harlequin (1918), Cocteau énonçait que « Satie enseigne la plus grande audace à notre époque : être simple ». Effectivement, le célèbre Trois morceaux en forme de poire, qui introduit ici la pièce, est fait de jeux répétitifs rappelant des ritournelles et contraste avec la grandiloquence vigoureuse du romantisme. L’ensemble fragmentaire, sans début ni fin, est loin des récits pompeux aux finales éblouissantes d’un Wagner, qui faisaient fureur au moment où le jeune Satie s’amusait à écrire ses premières compositions avec autodérision. Tantôt ses pièces en grappe citent des airs populaires ou affichent des titres loufoques tel Véritable prélude flasque (pour un chien), tantôt elles s’étirent dans une langueur hypnotique, tel Gymnopédie 1, sur laquelle se conclut Satie, agacerie en tête de bois. Des qualités que les artistes de Nuages en Pantalon ont su rendre avec ingéniosité.

« Quelques hommes n’eurent pas d’hésitation à tout reprendre au ras de terre et mettre délibérément en œuvre les matériaux les plus pauvres », écrivait Michel Leiris à propos de l’humour de Satie. Partout sur la scène du Périscope, des draps blancs couvrent meubles et monticules. L’un sert d’écran de projection au film entracte (1924), dans lequel Satie et Picabia bondissent autour d’un canon. Ce barda est ensuite découvert pour laisser apparaître le compositeur à travers ses possessions. Les objets du quotidien s’animent avec une simplicité désarmante et une fulgurante efficacité. Leur usage détourné assure la combinaison propre à la démarche artistique de Satie, dans laquelle banalité et excentrisme s’équivalent. Parapluies, piano, papier, partitions et plusieurs lettres, habits et lunettes, bouteilles et verres vides : on comprend rapidement que, malgré ces extravagances scénographiques, Satie vécût dans un certain dénuement. Ses mots, souvent rigolos, trahissent aussi des épisodes tragiques : dans l’extrait épistolaire où il quémande quelque soutien à Mme Grosz, le monologue n’est agrémenté d’aucun boniment pour atténuer la solitude et la pauvreté crasse.

Ici, la mise en scène offre un dispositif épuré qui a autant de finesse que la musique entendue. Elle joue d’un faisceau se reflétant sur une glace pour mieux rebondir sur le visage du compositeur, qui s’éteint peu à peu. S’additionnent les enveloppes comme autant d’appels à l’aide vains, obstruant peu à peu la lumière. Un placard, au centre de la scène, est bordé d’un fourbi évoquant un gros nuage ou un monticule de partitions chiffonnées. À son ouverture, on découvre chaque fois un tableau nouveau. Ici, une tranche de corps gisants; là, un aperçu de leur superposition. Les silhouettes deviennent paysage. C’est Magritte avant l’heure. Voici Satie dans son plus simple appareil, indigent blotti dans le placard, tandis que son chapeau survole la scène en passant de mains en mains. Les habits éclatés simulent un grand vide et confinent au vertige. Les acteurs se font chorégraphes : leurs mouvements ralentis donnent une note dramatique aux gestes burlesques. Deux mannequins issus d’un coucou se tapent sur la gueule. Les plis et replis frémissants d’une bande de parapluies engendre une danse en ligne hallucinante. Un cheval passe. On croit rêver. L’objet-piano, soudain, se décompose morceau par morceau. Au-dessus — sur la pièce Gnosienne 1, plus grave que frivole —, un triolet de dos nus mime les marteaux de l’instrument, dodelinant d’avant en arrière sous une lumière couleur absinthe, d’un vert qui rappelle l’imagerie pataphysique.

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Satie, dont l’influence fut déterminante sur l’œuvre de son ami Debussy, est en quelque sorte l’avant de l’avant-garde. Ses calembours et son irrévérence annoncent le dadaïsme, tandis que ses bifurcations de langage et son emploi de l’écriture automatique préfigurent le surréalisme. Les indications aux interprètes, que Satie inscrit sur ses partitions (« Lentement s’il-vous-plaît », « Continuez sans perdre connaissance », « Devenez pâle », « En blanc et immobile », « Tombez jusqu’à l’affaiblissement », etc.) font de lui un précurseur des happening performatifs à la Fluxus. Les vexations, pièce de huit minutes à répéter 840 fois, augurent les expérimentations de John Cage. Satie devance d’ailleurs ce dernier, à qui on attribue l’invention du piano préparé. En effet, à l’occasion de la comédie lyrique Le Piège de Méduse (1914), pour illustrer l’empaillage de son personnage-singe, Satie faisait entendre le son étouffé des cordes entre lesquelles ont avait sciemment glissé des feuilles de papier.

Satie disait « myope de naissance, je suis presbyte de cœur. ». Il écrivait aussi : « Plus je connais les hommes, plus j’aime les chiens ». Il frayait avec le gratin aristocratique mais, en contrepartie, il s’installait aux pianos des cafés de Montmartre et composait des chansons de cabaret. Un vilain critique le qualifiait, notamment, de « mystique andouille » ou de « délirant gribouille » alors que Leiris, en 1938, commentait son œuvre autrement. « Chansonnettes, farces, boutades d’Erik Satie correspondent tous, sur des plans différents, à ce même hygiénique désir de liquider grandiloquence, préciosité et pédantisme. ». Si son humour nous parait démodé, ajoute le Satrape, c’est que « nous sommes aujourd’hui fort éloignés d’un temps où l’on pouvait, sans être trop naïf, croire à certaines possibilités de liberté. ». Est-ce encore le cas aujourd’hui ?

Satie, agacerie en tête de bois a le mérite de nous faire connaître la vie et l’œuvre du compositeur tout en nous plongeant dans son univers esthétique. Définitivement, au luxe, Satie a préféré « la luxation du matériau poétique ». Ses subtiles altérations donnent, comme l’affirme encore Leiris, « un tour absurde à la pensée ». Contre les conventions académiques, Satie a contribué à ouvrir largement les perspectives artistiques du XXe siècle. Malgré son air malingre, il faut comprendre sa modestie comme pure ironie, car ce qu’on ne voit pas est le plus essentiel. Il écrivait lui-même : « La musique d’ameublement crée de la vibration. Elle remplit le même rôle que la lumière ». Nuages en pantalon a dirigé cette dernière sur ce célèbre dépouillé, ce devancier des clochards célestes, avec autant de brio que de raffinement.  

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Crédits photos : Vincent Champoux, Hélène Matte

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