Retour sur le 33e Marché de la poésie de Paris : Le Québec doit-il prendre sa place par l’exotisme?

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Du 10 au 14 juin derniers, la Place Saint-Sulpice du 6e arrondissement parisien accueillait une fois de plus la plus importante rencontre de poésie dans la francophonie, où viennent s’inscrire plus de 200 éditeurs de par le monde. Dernière édition pour son président Jacques Darras qui conclut ainsi son mandat de cinq ans (balise temporelle qu’il a lui-même établie), cette année portait son désir d’aller au-delà de frontières non seulement nationales mais linguistiques : la Belgique était de nouveau à l’honneur, comme en 2013, mais cette fois avec ses poètes flamands également. Reconnue pépinière de poètes, ses éditeurs occupaient une large place ainsi que ceux français, nombreux, parmi lesquels on retrouvait aussi Martiniquais, Congolais et bien sûr Québécois. Mais dans la multitude de cet événement somme toute franchement parisien, comment démarquer les productions québécoises? Faut-il créoliser la poésie québécoise pour la vendre en France?

Quelque part entre distinction et sensibles reconnaissances

Bien qu’offrant un éblouissant rassemblement transfrontalier au plus près de l’essence de la poésie, le public du Marché, lui, n’est pas tellement international, hormis les éditeurs et auteurs qui sont bien sûr tout autant lecteurs. Les habitués y ont déjà leurs rendez-vous et préférences, et pour les nouveaux venus et néophytes, la tâche n’est pas simple de se retrouver parmi cette abondance de propositions. Le Marché porte tout de même bien son nom, chacun sous sa tente à vouloir accrocher un futur lectorat. On y entendrait presque crier «Poésie pas chère ici, 2 pour 1 sur les recueils de l’an dernier, Regardez Madame la couleur de cette édition, c’est notre dernier exemplaire, Un livre acheté – deux verres gratuits, Quoi, il est pas frais mon poème?!» Éditeurs et poètes aux tables de signature se plantent en quasi mascottes à l’entrée de leurs kiosques et restent trop souvent ignorés des visiteurs, qui manquent en passant tout droit d’éloquentes et précieuses rencontres.

Certains affichent leurs couleurs : Ferlinghetti et l’art de l’insurrection, livres d’art soigneusement confectionnés parfois outils de production à l’appui, poèmes-affiches, poésie dédiée à l’enfance, approche psychologique de la poétique, affiche d’Aimé Césaire pour les Îles ou drapeau québécois comme l’exposent fièrement les Éditions Poètes de Brousse, Gallimard chez les Nazis au devant de leur table. Certains se taisent humblement devant la fulgurante qualité de leurs éditions, tant dans le fond que la forme, comme pour les Éditions Unes et Fata Morgana. D’autres préfèrent la sobriété, l’approche classique, comme chez les Éditions du Noroît, qui partageaient leur tente avec Mémoire d’Encrier qui, de son côté, n’a nul besoin d’insister sur sa différence, alors qu’on lit sur sa table les noms de Joséphine Bacon, Ouanessa Younsi, James Noël, Louis-Karl Picard-Sioui. Les éditions trifluviennes Écrits Des Forges misent de leur côté sur l’endurance d’une présence aussi vieille que le Marché et fière d’alliances depuis longtemps tissées, avec Le Castor Astral par exemple (qui fête d’ailleurs ses 40 ans d’existence cette année).

Chez d’autres un peu plus petits, la solidarité s’avère essentielle. Ainsi les Éditions Rodrigol, Moult et L’Oie de Cravan font kiosque commun avec d’autres indépendants français et belges : Le Cormier, L’Herbe qui tremble, Incorpore et Le Nouvel Attila.  Ici, c’est l’affinité littéraire et éditoriale qui prime. Finalement, il y a aussi ceux qui ne se déplacent pas et sont distribués par des intermédiaires, comme Le Quartanier et La Peuplade. Certaines de leurs couvertures se targuent toutefois de bandeaux de quelques prix littéraires heureusement récoltés.

Si le Noroît invitait Mémoire d’Encrier et Poètes de Brousse à une lecture sous l’appellation «12 poètes québécois à Paris» à la Librairie du Québec, Rodrigol profitait plutôt de l’occasion pour réunir des poètes distincts par leurs performances incarnées pour une «Soirée de poésie». C’est ainsi qu’à L’Envol, Café québécois (oui, tout de même) se retrouvaient avec les poètes de la maison Thierry Horguelin, éditeur au Cormier et poète publié à L’Herbe qui tremble et L’Oie de Cravan, Benoit Virot du Nouvel Attila, Thierry Renard de La passe du vent, ainsi que Natasha Kanapé Fontaine de Mémoire d’Encrier et Jean-François Poupart, Jean-Philippe Bergeron et François Guérette de Poètes de Brousse – comme quoi la participation à la soirée de l’un n’empêche en rien la présence à celle de l’autre. Dépassant les questions nationales sans pourtant les ignorer ou feindre la non-identité (Poupart a dédié son texte à Parizeau et Fontaine nous a offert un peu le charme de la langue innue), la soirée était tenue par le fil de la densité des propos, des paroles abrasives et belles, par la force dérangeante des intensités en présence.

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Pascal-Angelo Fioramore. Photo : Niane Naïane

Le Marché, plaque tournante de la plus haute nécessité

Pour la majorité des éditeurs de poésie et leurs poètes aux moyens limités, le Marché de la poésie de Paris est un unique espace où peuvent se tisser des collaborations à l’international, l’un trouvant nouveau preneur à sa voix ou encore par la coédition. En effet, pour qui pénètre au-delà des façades et prend le temps de la rencontre avec les livres, les entrelacs se révèlent et les noms québécois ou canadiens s’affichent à maints endroits : Catherine Lalonde aux Éditions La passe du vent en collaboration avec Québec-Amérique, Moe Clark chez MaelstrÖm CompAct, Richard Martel (mieux connu par Le Lieu et la revue Inter) publié par Dernier Télégramme, Louise Warren notamment à la bouleversante et sobre maison de livres d’art Les Mains, en collaboration avec l’éditrice Stéphanie Ferrat, ou encore Nicole Brossard et Claude Beausoleil au Castor Astral. On y voit de plus des dédoublements en sens inverse avec la Bretonne Laure Morali et le Parisien Antoine Brea qui ont publié chez nous, respectivement chez Mémoire d’Encrier et Le Quartanier. Ces croisements sont essentiellement nés au Marché et n’auraient pu voir le jour autrement.

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Photo : Marie-Paule Grimaldi

Pendant cinq jours, le Marché est ce lieu qui offre à la poésie moyens et résonnances – littéralement puisqu’en son centre une scène fait entendre des poètes en lectures toute la journée. Le belge Vincent Tholomé, également publié par Rodrigol, y a d’ailleurs offert une remarquable performance d’un nouveau texte en gestation, dans la lignée de sa démarche poétique soit encore une fois puissant de son rythme et de ses sonorités. On peut dire sans hésitation que tous les poètes québécois espèrent y faire entendre leur accent plus ou moins prononcé par la bouche de leurs poèmes. Lorsqu’on arrive d’outre-mer, on ne peut être qu’agréablement surpris et enchanté de la place accordée à la littérature en France, du sérieux et de la déférence avec lesquels on accueille les auteurs. Malheureusement, comme au Québec mais dans une situation moins dramatique, la culture en France est de plus en plus en danger. On pouvait signer des pétitions pour la sauvegarde des Maisons de la Poésie, et il y a eu ce message de l’organisateur à la fin du Marché : malgré un succès indéniable et un nombre de visiteurs en hausse, la ville de Paris augmente les coûts de location de l’espace urbain sans que les subventions suivent, et la pérennité de l’événement est désormais menacée. On peut alors se demander, aujourd’hui, maintenant, jusqu’où la poésie en soi doit-elle se vendre? Jusqu’où céder aux supposés impératifs économiques? Que faire si l’amour d’elle ne suffit plus, quelle résistance prendre? 

 

Image d’accueil : Marie-Paule Grimaldi.

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