Résister, mais encore?

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Laboratoire poison. Conception, mise en scène et texte : Adeline Rosenstein; Interprétation : Aminata Abdoulaye Hama, Marie Alié, Habib Ben Tanfous, Marie Devroux, Salim Djaferi, Thomas Durcudoy, Rémi Faure El Bekkari, Titouan Quittot, Adeline Rosenstein, Talu, Audilia Batista et Jérémie Zagba; Espace et costumes : Yvonne Harder; Conception sonore : Andrea Neumann + Brice Agnès; un spectacle de Halles de Schaerbeek + Théâtre Dijon Bourgogne – Centre Dramatique National. Présenté au Théâtre Jean-Duceppe jusqu’au 9 juin 2022.

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On dit souvent que l’histoire est écrite par les gagnants ou qu’elle est affaire de point de vue; autrement dit, qu’elle n’est pas objective. On s’interroge moins, peut-être, sur les raisons qui ont poussé ceux qui ont vécu les événements historiques à dévoiler ou à cacher certaines actions, qu’elles soient héroïques ou honteuses. Partant de ces enjeux, Adeline Rosenstein interroge, dans Laboratoire poison, les oublis et les ambigüités de l’histoire – ce qu’elle nomme son « opacité » – en s’intéressant à des situations nuancées sur lesquelles notre jugement ne l’est pas toujours.

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Le spectacle, créé en différents volets depuis 2014, est ici joué dans sa version de trois segments plus un épilogue (qui deviendra à terme une quatrième partie). En 2h30, Adeline Rosenstein et ses comparses revisitent certains mouvements de résistance à travers l’Histoire et notre propension à classer les participants en traîtres ou en justes, sans s’embarrasser de zones grises. Or, c’est justement ces zones grises que la créatrice veut explorer, postulant que certains gestes peuvent s’interpréter différemment en fonction des points de vue (à la manière de l’image trompe-l’œil de « canard-lapin », dont on se sert dans le spectacle, cette figure dans laquelle on peut discerner les deux animaux en fonction des détails auxquels s’attarde le regard).

La pièce est organisée autour de réflexions et de recherches documentaires à propos de trois événements : arrestations de membres Parti communiste belge en 1943 par les occupants Nazi, la guerre d’Algérie (tant du point de vue d’anciens résistants français que de membres du FLN) et les circonstances entourant l’assassinant, par le gouvernement belge en 1961, de Patrice Lumumba, premier homme politique à occuper la fonction de Premier ministre du Congo après l’indépendance /01 /01
Coïncidence de l’histoire et signe que la colonisation n’est pas un sujet derrière nous, on apprend ce matin que la seule relique de Lumumba, soit une de ses dents, serait en voie d’être restituée au Congo par le roi Philippe.

https://www.lapresse.ca/international/2022-06-08/le-roi-des-belges-et-la…. À chaque fois, les actes de trahison (s’ils en sont) commis par les militants et les révolutionnaires de l’Histoire sont interrogés et contextualisés afin que le public puisse voir où ils trouvent leur source. Ponctuellement, les scènes sont interrompues pour faire état des réflexions, des hésitations et des enjeux éthiques propres à l’aspect documentaire du spectacle.

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Avec son côté bric-à-brac, Laboratoire poison n’est pas sans rappeler le travail de la compagnie belge L’Amicale de production – Antoine Defoort, son codirecteur artistique, est d’ailleurs nommé dans le spectacle. Derrière les airs ludiques de l’œuvre et l’aisance avec laquelle sont formulées les adresses au public se cachent des enjeux délicats traités avec la finesse nécessaire. Le ton est donné d’emblée lorsque Rosenstein révèle que, dans sa forme actuelle, le spectacle porte l’absence d’un acteur, Olindo Bolzan, qui s’est enlevé la vie durant le premier confinement. Ainsi les blancs et les hésitations ne sont pas complètement comblés au cours de la représentation, gardant ainsi la mémoire de celui qui n’accompagne plus physiquement le spectacle.

La metteuse en scène développe une esthétique résolument brechtienne. On retrouve dans Laboratoire poison l’ironie, les décrochages, le refus d’un jeu réaliste même dans la reconstitution d’événements réels, les narrateurs commentant l’action, les changements à vue de tout ce qui sert d’élément de décor (minimal, puisque la scène n’est occupée que par quelques chariots), les pauses d’une minute (entre les parties) qui brisent la conitnuité de la représentation, autant d’éléments qu’on associe à l’œuvre du metteur en scène et dramaturge allemand.

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Malgré le sérieux de la proposition, le tout est souvent ludique, particulièrement lorsqu’on s’amuse avec les conventions de la scène. À de multiples reprises, Rosenstein pointe les artifices du théâtre (elle-même joue souvent texte en main) en demandant aux comédiens de rejouer une scène « comme on le ferait au théâtre » (lire : avec effet et emphase) avant de reprendre; ailleurs, on insiste sur le fait qu’on « figure » plutôt qu’on « joue » un personnage historique; souvent, les comédiens décrivent à voix basse l’action que le personnage commet (« je te pose une question », « là je fais un super discours ») plutôt que de jouer celle-ci.

Tous ces éléments servent déjà la filiation brechtienne d’un point de vue du dispositif, mais c’est aussi dans son usage assumé du didactisme, au sens le plus fort du terme, que Rosenstein s’inscrit dans cette voie. L’objectif explicite de Laboratoire poison n’est pas d’offrir au public des réponses (« Je ne voudrais pas vous laisser croire que je suis convaincue d’une quelconque manière par ce que je vais dire », annonce Rosenstein dans les premières minutes »), mais de permettre à chaque personne de se constituer en tant que sujet politique à qui on révèle, au mieux, les structures de pouvoir et de domination. C’est l’ambigüité des conflits plus que leur résolution (à plusieurs reprises, les comédiens diront « on ne sait pas » lorsqu’il s’agit de trancher sur un événement) qui permet au spectacle de fonctionner.

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Malgré quelques longueurs (le texte peut parfois étourdir avec son abondance d’informations, d’apartés et de noms évoqués), Rosenstein réussit dans chacune des sections du spectacle à explorer les nuances autour du concept de trahison, sans chercher à tomber dans le relativisme à outrance. Logeant clairement à gauche, étant de toutes les luttes, la metteuse en scène trouve également le ton juste pour montrer la limite de ses propres biais cognitifs, sans donner l’impression que la réflexion est feinte ou forcée.

En ce sens, c’est moins la conclusion à laquelle Rosenstein et ses collègues en arrivent qui intéresse (en somme : comment une même société peut produire des discours antiracistes et des crimes de guerre?) que les processus utilisés pour y parvenir.

crédits photos : Vincent Arbelet, Annah Schaeffer

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Coïncidence de l’histoire et signe que la colonisation n’est pas un sujet derrière nous, on apprend ce matin que la seule relique de Lumumba, soit une de ses dents, serait en voie d’être restituée au Congo par le roi Philippe.

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