Repousser les cloisons qui nous enferment

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25.03.2022

Quatre filles. D’après Little Women, de Louisa May Alcott. Texte et adaptation : Julie-Anne Ranger-Beauregard ; mise en scène : Louis-Karl Tremblay ; interprètes : Rose-Anne Déry, Laetitia Isambert, Sarah Anne Parent, Clara Prévost, Dominique Quesnel, Mattis Savard-Verhoeven ; assistance à la mise en scène : Alexandra Sutto ; scénographie : Karine Galarneau ; costumes : Linda Brunelle ; éclairages : Robin Kittel-Ouimet ; conception sonore : Antoine Bédard ; accessoires : Angela Rassenti ; coiffures et maquillages : Justine Denoncourt ; une production du Théâtre Denise-Pelletier, présentée du 16 mars au 9 avril 2022.

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Nous sommes nombreux·ses à avoir visionné Little Women, l’adaptation cinématographique (acclamée par la critique en 2019) du classique américain réalisé par Greta Gerwig, qui avait pour têtes d’affiche Saoirse Ronan, Emma Watson, Timothée Chalamet et Meryl Streep. Malgré moi, je me rendais au Théâtre Denise-Pelletier avec ces images à l’esprit, et une idée assez claire de l’univers imaginé par Louisa May Alcott en 1868. La pertinence de ce récit n’est pas un enjeu, et on comprend la décision de Claude Poissant d’avoir intégré le spectacle Quatre filles à sa programmation 2021-22 : les élans féministes qui traversent l’histoire de ces quatre jeunes femmes au temps de la guerre de Sécession la rendent on ne peut plus d’actualité. L’intérêt réel de cette proposition allait en fait dépendre de la façon dont le passage à la scène parviendrait à renouveler cette œuvre intemporelle, sans pour autant la dénaturer.

L’art de l’épuration

L’adaptation que propose Julie-Anne Ranger-Beauregard remplit assez bien ce mandat. On y retrouve avec bonheur l’acuité dramaturgique qui caractérise son écriture ; elle prend plusieurs libertés tout en demeurant fidèle aux invariants du texte original. Ranger-Beauregard fait notamment le choix de concentrer sa fable sur les quatre sœurs, autour desquelles ne gravitent alors plus que deux personnages secondaires : leur ami Théodore « Laurie » Laurence et la Tante March. Dès lors que tous les récits périphériques sont évacués, la relation entre Meg, Jo, Beth et Amy peut davantage être soulignée et approfondie. Dans une structure fragmentée et elliptique, ce qui assure un rythme soutenu tout au long du spectacle, on alterne entre les scènes de groupe et les monologues, offrant à chacune son moment sous les projecteurs.

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Quatre filles a aussi la qualité d’atteindre un parfait équilibre entre les scènes comiques et dramatiques. Fine dialoguiste, Ranger-Beauregard ponctue son texte de répliques succulentes que la direction de Louis-Karl Tremblay met judicieusement en valeur. La mise en scène minimaliste de ce dernier est d’ailleurs des plus efficaces : tout s’enchaîne avec élégance, intelligence et cohésion, un ballet qui est un pur bonheur pour les sens – et que la scénographie de Karine Galarneau, la conception sonore d’Antoine Bédard, les costumes de Linda Brunelle et les éclairages de Robin Kittel-Ouimet viennent enrober de belle façon. Cela contribue à souligner, sans trop l’appuyer, l’évolution des personnages tout au long de leur passage à l’âge adulte.

Déjouer les modèles

Si quelques transitions ou changements de costume manquent d’aisance en raison d’une artificialité encore trop apparente, la mise en scène témoigne généralement d’un grand souci de fluidité. Les choix opérés par Tremblay rendent compte d’une vision esthétique claire. Une autre qualité de cette production est la justesse et la cohésion de sa distribution. Le quatuor des sœurs March, composé de Rose-Anne Déry, Laetitia Isambert, Sarah Anne Parent et Clara Prévost, est crédible et bien campé ; chacune apporte une couleur bien distincte à son personnage. À l’occasion, leur interprétation paraît cependant trop typée, comme si on avait opté ici et là pour un jeu plus grossier (à la faveur d’un effet comique) au détriment de la nuance. Heureusement, ce détail ne devient jamais agaçant : les interprètes savent marcher sur cette fine ligne avec adresse, sans basculer dans la franche caricature. À ce titre, Prévost et Isambert se démarquent par la sensibilité et la finesse qu’elles apportent à leur interprétation, nous incitant à nous investir davantage dans le parcours de Meg et Amy que celui de Beth et Jo – bien que ce soit cette dernière qui mène le récit. Il faut également souligner le travail de Dominique Quesnel, qui rayonne dans le rôle de Tante March. Ses apparitions ponctuelles sont des moments comiques dont l’indéniable efficacité rend compte de la grande expérience de la comédienne.

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Si Quatre filles est sans contredit un bon divertissement et une production à la vision artistique franche, assumée et léchée, on regrette néanmoins son manque d’audace : la proposition, aussi habile soit-elle à tous points de vue, n’arrive pas à nous surprendre ni à nous enivrer. Son propos est certes actuel, mais presque trop convenu faute de développement signifiant. Pourtant, cette nouvelle adaptation ne représentait-elle pas une parfaite occasion d’amener plus loin la question féministe qui lui est centrale ? Or, ici, on sent peu l’empreinte d’une subjectivité contemporaine sur ces enjeux, lesquels sont relégués à l’arrière-plan du moment qu’ils ne sont pas abordés explicitement dans certaines répliques clés. Ni les choix scénographiques (des cloisons repoussées tout au long du spectacle afin d’ouvrir l’espace scénique, à l’image de ces jeunes femmes qui s’émancipent du carcan de la tradition) ni la direction d’acteur·rices (la décision d’apporter une touche plus masculine à Jo pour souligner sa force de caractère, notamment) ne suffisent à renouveler le discours sur l’agentivité féminine ; en retombant rapidement dans des ornières, la pièce nous laisse avec une impression d’occasion manquée.

crédits photos : Gunther Gamper

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