Quand le corps résiste au sens

mdlsx_motus_cilaria_scarpa_9513
25.03.2017

MDLSX, mise en scène et dramaturgie : Enrico Casagrande et Daniela Nicolò ; interprétation : Silvia Calderoni ; son : Enrico Casagrande avec Paolo Panella et Damiano Bagli ; lumière et vidéo : Alessio Spirli. Une production de Motus présentée à l’Usine C (Montréal) du 23 au 25 mars 2017.

///

C’est à l’Usine C que, sur une succession acidulée de vingt-trois chansons (Yeah Yeah Yeahs, The Dresden Dolls, Placebo, Stromae, etc.), la compagnie théâtrale Motus nous présente un monologue de Silvia Calderoni, à mi-chemin entre la citation et l’autobiographie. La pièce se lance dans une entreprise de déconstruction du genre, notamment par l’usage d’extraits tirés du roman Middlesex de Jeffrey Eugenides. L’actrice /01 /01
Calderoni emploie des pronoms féminins, mais il faut noter qu’au sein de MDLSX même les pronoms masculins et féminins sont employés en alternance avec une préférence marquée pour le masculin. Notons que si, pour plus de clarté, nous parlons de Calderoni, il est important de spécifier que nous faisons référence au personnage autobiographique présenté dans la pièce qui, s’il est largement inspiré de la personne réelle, n’en est pas moins distinct.
y gesticule de manière effrénée dans une dépense du corps qui semble chercher à contrecarrer la cristallisation de ce dernier par le discours normatif, une préoccupation qui traverse toute la pièce. Calderoni se tord à la Iggy Pop, comme pour s’ébrouer des définitions que l’on tient à coller à cette peau qui s’agite, s’esquive.

Il n’est d’ailleurs pas anodin que le premier geste de Calderoni soit de s’asperger du contenu d’une bombonne de fixatif, métaphore de cette hétéronormativité qui cherche à la pétrifier dans une immobilité sémantique. Contre cette volonté d’arrêter le sujet dans sa binarité, Calderoni répond tantôt en augmentant la signalétique genrée, tantôt en s’en dépouillant (des postiches qui tiennent lieu de toison pubienne, une fausse barbe portée pour déclamer un « manifeste du monstre », un soutien-gorge rembourré de vêtements, etc.). Le corps qu’elle montre sur scène, bien qu’exposé, n’est jamais « nu » au sens où il serait dépouillé de signes, la chair glabre de l’actrice se présentant comme lieu d’une résistance toujours active contre les tentatives d’inscription successives du genre.

Le « what are you exactly ? » constamment répété jette aussi la lumière (et c’est sans doute pour cela que les spectateurs sont éclairés par une lumière rose) sur notre propre voyeurisme. La question recoupe la problématique de la monstruosité scientifiquement déclarée du corps ambigu, que Calderoni soulève dans le parcours sémiotique qu’elle effectue à travers le dictionnaire, sensé lui révéler qui elle est dans une succession de terminologies et de définitions qui font violence à son identité. Or, MDLSX vise précisément à déconstruire ce rapport de force entre celui qui nomme et celui qui est nommé.

mdlsx_motusc_ilenia_caleo_dsc07956_0

Coin Operated Boy

Les vidéos montrées à l’écran tout au long de la performance sont ici les principaux vecteurs de ce discours normatif ; l’une des premières est une vidéo familiale qui montre une jeune adolescente, Calderoni, interrogée sur des sujets triviaux par sa mère. L’actrice dit bien connaître ce film puisqu’il aurait servi à un médecin pour soutenir sa théorie sur l’assignation culturelle des sexes. Plus tard, elle rejouera aussi sur scène la séance photo dans laquelle elle pose pour un ouvrage scientifique qui présente son évolution physique comme la manifestation d’une anomalie sexuelle (hermaphrodisme).

Calderoni s’emploie à transformer son corps pour désamorcer le discours en le présentant comme tel et en refusant de l’actualiser. La queue de sirène qu’elle porte en fin de spectacle est le signe manifeste de ce désir de donner à voir un corps marqué du sceau de l’indéterminé, meurtri et contraint par la manière dont on le parle. Impression reconduite par la séquence où l’actrice, nue, étendue au sol sous le faisceau d’un laser vert, remonte sporadiquement le bassin pour faire entrer son sexe en contact avec le jet de lumière. Sur une explosion de distorsion musicale, la ligne de partage qui divise son corps en deux est alors brisée.

Il n’est pas innocent que les vidéos montrant ce corps à différents moments de sa transformation nous soient livrées à travers un cercle de petite dimension qui orne le coin gauche de l’écran et qui rappelle un peep hole. La pièce nous confronte ainsi à notre propre pulsion scopique et à la manière dont l’œil encarcane le sujet sur lequel il se pose. En témoigne le long extrait où l’on voit l’actrice onduler sous l’eau dans la piscine d’un étrange peep show ; Calderoni y nage les yeux clos, regardée par tous. S’installe alors un rapport où l’objet regardé est placé sous le joug du sujet regardant. Cependant, lorsque Calderoni ouvre les yeux pour observer les clients, elle inverse ce rapport et endosse une posture de riposte active en rendant son œillade au voyeur.

motus_cilaria_scarpa_9538

L’écueil de la dualité

Il faut par ailleurs saluer le fait qu’au mélange des identités de genre répond la mixité générique entre autobiographie, performance et danse. Ainsi, le brouillage des frontières et la multiplicité que revendiquent Motus sont dédoublés par l’hybridité de l’objet qu’ils nous offrent dans un heureux recoupement où il devient volontairement difficile de départager le biographique de la fiction narrative. C’est aussi dans cet esprit de mixité que le je du monologue se mêle au nous de la réflexion entamée sur les stratégies de solidarisation des groupes marginaux permises justement par le langage. Ces considérations recoupent l’extrait audio d’une entrevue entre Alejandro Jodorowsky et Paul B. Preciado (auteur de Testo junkie et du Manifeste contra-sexuel) où ce dernier définit l’origine du mot queer, insulte qui donne naissance à des tactiques de réappropriations et de détournement du discours visant à transformer les armes de la normativité en outils de riposte sémantique.

Ainsi, MDLSX n’est pas dénué d’espoir, comme le laisse penser la finale, qui donne à voir un vidéo du père dansant avec le fils retrouvé. Le peep hole devient alors une percée, une éclaircie qui, comme les failles de Cohen, laisse entrer des parcelles de lumière. MDLSX défie la fixité du genre dans une démarche actuelle et nécessaire. La pièce révèle d’ailleurs tristement à quel point elle est indispensable lorsqu’on s’attarde à certaines de ses critiques (ou qu’on porte attention aux rires de malaise qui fusent parfois dans la salle) qui, dans une naïveté un peu navrante, tentent systématiquement de catégoriser Calderoni, en oubliant (ou ne voyant pas) que le propos de la pièce est justement d’extirper le corps de cette dichotomie des genres en mettant en évidence la performativité qui le caractérise.

crédit photos : Ilaria Scarpa et Ilenia Caleo

 

/01
Calderoni emploie des pronoms féminins, mais il faut noter qu’au sein de MDLSX même les pronoms masculins et féminins sont employés en alternance avec une préférence marquée pour le masculin. Notons que si, pour plus de clarté, nous parlons de Calderoni, il est important de spécifier que nous faisons référence au personnage autobiographique présenté dans la pièce qui, s’il est largement inspiré de la personne réelle, n’en est pas moins distinct.

Articles connexes

Voir plus d’articles