Prométhée déchaîné, ou la cinéphilie délivrée

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08.06.2016

Out 1: Noli Me Tangere, un film de Jacques Rivette (1971, 749 minutes). Présenté par Panorama-cinéma (en partenariat avec la Cinémathèque québécoise et le Conseil des arts du Canada) et projeté à la Cinémathèque québécoise les 1er et 2 juin 2016. Cet événement a amorcé un cycle d’activités sur Rivette à la Cinémathèque québécoise, dont une rétrospective partielle de ses œuvres et une table ronde présentée mercredi le 8 juin.

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Out 1: Noli Me Tangere (1971) de Jacques Rivette (1928-2016) est le parfait spécimen du film légendaire, tant par son gigantisme — 749 minutes largement improvisées et expérimentales, divisées en huit épisodes de 71 à 105 minutes chacun — que par sa très rare diffusion. Refusé par la télévision française à laquelle il était pourtant destiné, le film a en outre engendré un montage alternatif — intitulé Out 1: Spectre (1972) — de 255 minutes, construit par Rivette à partir du même matériau.

Out 1 tient également de la légende dans la mesure où son visionnement est largement devancé par les textes qui lui ont été consacrés : bien des spectateurs en puissance ont longtemps dévoré des articles sur le film sans savoir s’ils auraient un jour la chance de le voir /01 /01
Ne voulant pas transformer ce texte en une suite d’anecdotes personnelles tout en reconnaissant l’importance de ces trajectoires individuelles chez ceux et celles qui ont assisté aux séances de la Cinémathèque, je m’en tiendrai à cette seule note. J’ai découvert l’existence Out 1 en lisant compulsivement les articles que lui a consacrés le critique américain Jonathan Rosenbaum. Quant au principal intertexte littéraire d’Out 1 (l’Histoire des treize de Balzac), je l’ai lu pendant ma première semaine d’enseignement à temps plein dans l’institution où je travaille encore.
. L’accès au film a été facilité par une récente édition en DVD et Blu-ray de Carlotta Films qui a à peu près coïncidé avec le décès de Rivette, mais les projections en salle ont été très rares. La revue en ligne Panorama-cinéma, en partenariat avec la Cinémathèque québécoise et le Conseil des arts de Montréal a cependant convié les cinéphiles à un rendez-vous unique, les 1er et 2 juin dernier. Jacques Rivette lui-même estimait idéal de voir Out 1 en deux jours, «ce qui permet de s’immerger suffisamment pour le suivre, en ayant la possibilité de faire quatre ou cinq pauses» (il n’y en eut que deux à la Cinémathèque).

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L’épreuve du rite

Un film, deux jours, huit épisodes, treize heures, une trentaine de personnages… il fallait être là.

Phrase frustrante et trop souvent fermée sur elle-même qu’il sera toutefois difficile de ne pas employer ici. Cette considération va au-delà du privilège platement tautologique accordé à ce qui est vécu au détriment de ce qui ne serait que pensé ou analysé : c’est qu’un film si titanesque — comme on le verra, Prométhée n’est jamais loin — ne peut être dissocié de l’expérience que l’on en fait.

Cela vaut d’abord pour les modalités très particulières de sa diffusion. Dans une culture saturée d’«événements» si nombreux qu’ils se neutralisent, la projection d’un film de treize heures détonne. On associe plus spontanément ce type d’expérience cinéphilique fortement ritualisée aux films de genre (pensons au Rocky Horror Picture Show [1975]) mais il s’applique aussi aux monstres du cinéma d’auteur comme Out 1 /02 /02
Dans son récent essai La Main gauche de Jean-Pierre Léaud (2015), André Habib consacre plusieurs passages intéressants aux «restes du cinéma» qui s’accumulent dans la mémoire, traces d’une expérience vive.
. Le film se déploie d’abord dans quatre unités séparées : deux troupes de théâtre travaillent chacune une pièce d’Eschyle (Les Sept contre Thèbes et Prométhée enchaîné); l’arnaqueuse Frédérique (Juliet Berto) réinvente constamment son histoire personnelle pour mieux tromper les hommes qu’elle séduit; Colin (Jean-Pierre Léaud), soi-disant sourd et muet, assaille des étrangers avec son frénétique jeu d’harmonica jusqu’à ce qu’ils consentent à le payer pour se débarrasser de lui.

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Rivette, qui avait déjà inséré l’activité théâtrale dans Paris nous appartient (1961) et L’amour fou (1969), n’épargne guère ses spectateurs en les confrontant dès le départ au morceau le plus intransigeant d’Out 1 : les exercices effectués par les deux troupes, qui s’abandonnent périodiquement à une expérience faite de bruits, de cris et de mouvements brusques, proches du Living Theatre. Ces répétitions qui dépassent parfois la demi-heure sont presque toutes doubles puisqu’elles débouchent sur leur propre commentaire, les comédiens s’interrogeant a posteriori sur ce qu’ils ont vécu. Les exercices s’apparentent ainsi à un rite d’initiation /03 /03
On trouve une allusion à un autre rite profane dans le cinquième épisode, quand un ethnologue dit avoir abordé la Sorbonne en tant que rite d’initiation dans ses recherches.
pour les spectateurs qui doivent d’abord relever un défi considérable pour s’exposer, ensuite, à une manière de raconter plus conventionnelle.

 

L’aventure de la communauté

La courbe d’accessibilité d’Out 1 est aussi peu linéaire que la progression de ses intrigues : on ne saurait prétendre que les derniers épisodes sont plus transparents que les premiers. Certains développements contribuent toutefois à l’apprivoisement de la bête. Colin, par exemple, se met brusquement à parler et devient alors un «personnage de film» plus habituel, sans perdre toute son étrangeté. C’est surtout à travers lui qu’émerge la possibilité d’une société secrète, les Treize /04 /04
Dans un caméo mémorable, le cinéaste — et ancien collègue de Rivette aux Cahiers du cinéma — Éric Rohmer s’improvise balzacien et décrit à Colin la présence insinuante de ce groupe secret dans l’œuvre de Balzac.
, dont pourraient bien faire partie d’autres personnages.

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Ce film de l’après-Mai 68 est traversé par l’idée de la communauté (troupes théâtrales, magazine révolutionnaire, groupe occulte, etc.), mais c’est une communauté complexe et multiple. Les titres des épisodes traduisent toujours une forme de lien ou de transmission («De Lili à Thomas», «De Thomas à Frédérique», etc.), composant ainsi une vaste course à relais. Out 1 lui-même est le produit d’un effort communautaire inouï, Jacques Rivette ayant tourné une trentaine d’heures d’improvisation en six semaines, demandant à ses acteurs d’inventer leurs dialogues à partir d’un cadre rudimentaire. S’éloignant de la politique des auteurs traditionnellement associée aux Cahiers du cinéma dont il a fait partie jusqu’en 1969, Rivette n’accorde pas à son statut de réalisateur un traitement particulier : dans le générique qui conclut chaque épisode, la catégorie «mise en scène» intervient vers la fin, immédiatement suivie par le titre de co-réalisatrice de Suzanne Schiffman.

Si aucun étranger n’est accepté pendant les exercices théâtraux des premiers épisodes, ces frontières se fragilisent au fur et à mesure que l’intertexte balzacien des Treize s’immisce dans Out 1 en amenant avec lui une sorte de frénésie collective généralisée. Les personnages et leurs micro-univers en viennent alors à s’entrechoquer dans une dynamique proche du crossover cher, notamment, à une autre forme de narration feuilletonesque (les comic books anglo-américains), quand des personnages quittent leur monde d’origine pour se greffer à un autre.

 

Le grand jeu

Convenons donc qu’Out 1 est un film exigeant. Mais à ses défis périlleux correspondent des passages ludiques vécus comme autant de moments de répit, surtout dans le contexte d’un visionnement continu en salle. Le jeu est en effet omniprésent dans le film (tout comme la question «à quoi tu joues ?»). Il y a bien sûr le jeu des acteurs, redoublé grâce au dispositif des deux troupes théâtrales — leur travail renoue parfois avec le jeu libre des enfants. Hors du théâtre, Frédérique et Colin jouent eux aussi à incarner d’autres personnes. On assistera en outre à une amusante quasi-partie d’échecs entre Frédérique et Étienne (Jacques Doniol-Valcroze), après qu’elle se soit — à nouveau — infiltrée dans un domicile étranger pour commettre un larcin; dans l’escalier jouxtant son appartement, Frédérique joue à être des deux côtés d’un duel, personnifiant à la fois celle qui tire et celle qui est tirée; pour sa part, Colin apprendra et pratiquera plusieurs fois un jeu de patience.

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Tous ces jeux n’ont pour finalité que leur effectuation, sans viser de résultats tangibles : il faut d’abord s’engager sans connaître notre but, dit éventuellement Thomas (Michael Lonsdale), qui dirige la troupe travaillant sur Prométhée enchaîné /05 /05
Magistralement joué par Lonsdale, ce personnage crucial offre une image assez fidèle du film à travers ses multiples contradictions : imposant et vulnérable, brillant et naïf, autoritaire et à la remorque des autres, rigoureux et laborieux.
. La partie d’échecs promise n’est pas jouée, et les deux pièces d’Eschyle ne seront jamais montées. Tout ce qui entoure les Treize est aussi un jeu sans véritable dénouement, mais dont les tours et détours sont une source constante de plaisir et de fascination.

Out 1 est parfois frustrant, mais c’est une frustration qui rappelle celle que l’on ressent devant la stratégie d’un adversaire aussi génial qu’imprévisible : on peut certes avoir envie d’abandonner la partie, mais la persévérance apporte une expérience qui a peu d’égales, et dont se souviendront longtemps les participants réunis sur le terrain de jeu qu’est devenu la Cinémathèque québécoise, pendant deux soirs de juin.

 

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Ne voulant pas transformer ce texte en une suite d’anecdotes personnelles tout en reconnaissant l’importance de ces trajectoires individuelles chez ceux et celles qui ont assisté aux séances de la Cinémathèque, je m’en tiendrai à cette seule note. J’ai découvert l’existence Out 1 en lisant compulsivement les articles que lui a consacrés le critique américain Jonathan Rosenbaum. Quant au principal intertexte littéraire d’Out 1 (l’Histoire des treize de Balzac), je l’ai lu pendant ma première semaine d’enseignement à temps plein dans l’institution où je travaille encore.
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Dans son récent essai La Main gauche de Jean-Pierre Léaud (2015), André Habib consacre plusieurs passages intéressants aux «restes du cinéma» qui s’accumulent dans la mémoire, traces d’une expérience vive.
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On trouve une allusion à un autre rite profane dans le cinquième épisode, quand un ethnologue dit avoir abordé la Sorbonne en tant que rite d’initiation dans ses recherches.
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Dans un caméo mémorable, le cinéaste — et ancien collègue de Rivette aux Cahiers du cinéma — Éric Rohmer s’improvise balzacien et décrit à Colin la présence insinuante de ce groupe secret dans l’œuvre de Balzac.
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Magistralement joué par Lonsdale, ce personnage crucial offre une image assez fidèle du film à travers ses multiples contradictions : imposant et vulnérable, brillant et naïf, autoritaire et à la remorque des autres, rigoureux et laborieux.

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