Pour en finir (encore) avec Jack Kerouac

13.05.2016

Jack Kerouac, La vie est d’hommage, textes établis et présentés par Jean-Christophe Cloutier, Montréal, Boréal, 2016, 346 p.

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Jack Kerouac a déchaîné bien des passions depuis sa mort en 1969, chacun tirant sa mémoire par la manche pour la mettre au service d’une cause plus ou moins noble. Les gens informés se souviendront de la foire d’empoigne qui a éclaboussé la Rencontre Internationale Jack Kerouac (1987), dont Louis Hamelin a résumé tout le pathétique au cours d’un article fameux intitulé «Pour en finir avec Jack Kerouac /01 /01
Louis Hamelin, «Pour en finir avec Jack Kerouac», Le voyage en pot, Montréal, Boréal, 1999, p. 199-204. Le titre de son papier reprend, sans y référer de façon explicite, celui de la postface que signe Victor Lévy-Beaulieu à la fin de son essai-poulet sur Kerouac. Le colloque en question a aussi fait l’objet d’une publication. Voir Pierre Anctil, Louis Dupont, Rémi Ferland et Éric Waddell (dir.), Un homme grand. Jack Kérouac à la confluence des cultures, Ottawa, Carleton University Press, 1990, 236 p. 
». Dans le coin gauche, le clan des Lévy-Beaulieu et consorts ne manque pas d’occasions de marteler avec, semble-t-il, une acrimonie assez manifeste, l’idée que Kerouac est aussi canadien-français qu’une tache de soupe aux pois sur une ceinture fléchée; dans le coin droit, une délégation formée de beatniks des premières heures – Ferlinghetti, Ginsberg, etc. – attend, incrédule, que les épisodes orageux de récupération nationale se dissipent. Voilà pour la petite histoire.

La plus récente prise de bec concerne cette fois la parution de La vie est d’hommage, un recueil de textes rédigés en français par Jack Kerouac, publié dans la foulée de l’ouverture du fonds d’archives du même nom en 2006, et a maintenant trait à la paternité de la découverte. Un branle-bas médiatique probablement bien bénéfique aux Éditions du Boréal, qui auront l’heur de vérifier, au cours des prochaines semaines, la validité du bon vieil adage : parlez-en en bien, parlez-en en mal…

Quoi qu’il en soit et pour en venir à l’ouvrage en question, celui-ci contient une quinzaine de textes, des fragments pour la plupart, regroupés en deux sections : d’un côté des récits où les initiés reconnaitront quelques-uns des personnages de la vaste fresque de La Légende de Duluoz, à savoir Maggie Cassady et Ti-Dean Pomeray, l’avatar de Dean Moriarty, alias Cody Pomeray dans Visions de Cody; de l’autre, des textes hétéroclites dont la teneur oscille entre la courte missive et la retranscription intégrale de prières adressées à Dieu le Père ou à la Vierge Marie. Je ne crois donc pas trop me commettre en concluant à l’intérêt supérieur que représente la première partie en regard de la seconde. Je ne pense pas non plus me méprendre en disant que cette même deuxième partie montre bien les limites d’un corpus rassemblé sous l’unique bannière de la langue d’écriture : le français.

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En français SVP : la fabrique de l’écrivain

Mais de quel français s’agit-il ici ? Dans un avant-propos substantiel valant à lui seul le coup d’œil, Jean-Christophe Cloutier, professeur à l’Université de Pennsylvanie, propose une éclairante mise au point. Selon lui, la langue de Kerouac se distingue du joual québécois en ce qu’elle réfère à une réalité linguistique et une condition culturelle différentes. Pour marquer la distance, il préfère d’ailleurs parler de «shwal», une sorte de pidgin à mi-chemin entre le chiac, le joual et le slang. D’où parfois les difficultés de lecture auxquelles on est confronté et dont «Sur le chemin», pièce de résistance de La vie est d’hommage d’après Cloutier, offre constamment des rappels :

La machine traversa les grandes etudes grises d’Indiana dans l’Automne quand le soleil alumae pas les harvest stack. C’eta vaste, beau : les gas weya pas rien, il parla de leux plans; dans la nuit la Harvest moon sorta et ils voya les harvest stacks avec leux melancholy, frowse faisant des ti cheweu dans la sombresse, claire comme ça.

Il va sans dire que ces écueils restent dérisoires comparés au travail monacal de décryptage et de repérage effectué durant plusieurs années par Cloutier pour nous donner cet accès privilégié à la fabrique littéraire du souverain pontife de la Beat generation.

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Pour sa plus grande clarté et parce qu’il remonte justement à la naissance de la sensibilité d’écrivain de Kerouac, «La nuit est ma femme» présente les plus authentiques morceaux de bravoure du recueil. Ces pages, une soixantaine au total, doivent beaucoup au récit de formation. Elles suivent les tribulations du jeune Michel Bretagne, énième alter ego de l’auteur, déchiré par son appartenance au prolétariat urbain de Lowell et sa profonde inadaptation au travail de manufacture. Entre les premières beuveries, l’accumulation de boulots abrutissants et le déménagement de sa famille à New Haven où les perspectives d’emplois semblent plus prometteuses, Bretagne prend conscience de l’absurdité de cette existence sans but axée sur la survie alimentaire : «J’pense que ma vie a commencez a casser c’été là. Il mouille toujours depuis ce temps la. J’peu dire qu’un soir d’été là la nuit est devenu ma femme». Décisive, cette révélation d’une nuit d’été sera développée dans tout un pan souvent occulté de l’écriture de Kerouac, empreint de tristesse et d’un désenchantement nourri par la fréquentation assidue de l’œuvre de Louis-Ferdinand Céline, un de ses auteurs fétiches.

En somme, c’est moins le produit «final», assez difficilement résumable vus la dispersion de l’ensemble et son caractère inachevé, que les aspects entourant la genèse de l’œuvre et la place qu’occupe le français au sein du processus de création de cet écrivain mythique du XXe siècle qui fascinent. Réputé pour sa fameuse technique d’écriture spontanée et ses prodiges d’efficacité en matière de rédaction, Kerouac mettait pourtant beaucoup d’efforts à peaufiner et réécrire ses récits. Les premiers jets, calqués sur l’oralité d’un français mâtiné d’anglais, apportaient cette fluidité légendaire à sa prose qui devait par la suite être traduite en un anglais plus rigide, plus «écrit».

Cet exercice de génétique textuelle montre donc qu’on n’en finit jamais vraiment avec des écrivains de la trempe de Kerouac. Le redécouvrir à l’aune de ces nouvelles trouvailles présentées par Cloutier ravira les nombreux amateurs et nul doute que les purs et durs sauront y trouver leur compte. Pour les autres, il restera toujours les classiques.

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crédit photos : Fred DeWitt-Courtesy of the Orange County Regional History Center

 

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Louis Hamelin, «Pour en finir avec Jack Kerouac», Le voyage en pot, Montréal, Boréal, 1999, p. 199-204. Le titre de son papier reprend, sans y référer de façon explicite, celui de la postface que signe Victor Lévy-Beaulieu à la fin de son essai-poulet sur Kerouac. Le colloque en question a aussi fait l’objet d’une publication. Voir Pierre Anctil, Louis Dupont, Rémi Ferland et Éric Waddell (dir.), Un homme grand. Jack Kérouac à la confluence des cultures, Ottawa, Carleton University Press, 1990, 236 p. 

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