Possibilités infinies

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Titans, mise en scène, chorégraphie et scénographie d’Euripides Laskaridis ; avec Euripides Laskaridis et Dimitris Matsoukas ; costumes d’Angelos Mentis ; Musique originale et conception sonore de Giorgos Poulios ; lumières d’Eliza Alexandropoulou ; un spectacle de OSMOSIS Performing Arts Co ; présenté à l’Usine C (Montréal) du 29 au 31 mai 2018.

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Ça aurait pu être ma pire expérience de spectateur à vie : sur scène, deux êtres aux formes improbables jouent à faire, défaire et refaire le monde. Leur matière première ? Le styromousse, cette chose blanche, friable et très légère qui permettra plusieurs expérimentations visuelles. Or, le bruit que fait le styromousse au contact – de la peau, du sol sur lequel il est manipulé, de n’importe quoi – est probablement celui qui m’agresse le plus. Que je surmonte la succession de frissons de dégoût et de chair de poule (la matière détestée est utilisée pendant environ la moitié du spectacle) au lieu de prendre mes jambes à mon cou après les premières minutes indique à quel point Titans est une expérience forte, déroutante et captivante.

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Les Titans (et Titanides) étaient les petits-enfants du Chaos, fils et filles de Gaïa et Ouranos (la Terre et le Ciel). Dans la cosmogonie grecque, les Titans précèdent les dieux de l’Olympe, chacun représentant une série de forces fondamentales (temps, amour, mémoire, loi, etc.) À partir de cette matière, Euripides Laskaridis (impossible de ne pas mentionner qu’avec un prénom comme Euripides, si tant est que ce n’est pas un nom d’artiste, il était prédestiné à traiter de figures mythologiques) lance dans l’espace scénique deux êtres qui créent et détruisent un univers (le leur, surplombant celui des humains). C’est tout à la fois burlesque, clownesque, très proche d’un univers onirique foisonnant d’interprétations multiples que ne renieraient pas les surréalistes.

Au commencement il y aura du son (et non le Verbe), puis de la lumière, d’abord donnée par des néons clignotants – qui se stabiliseront, s’éteindront et se rallumeront au fil du spectacle – ou des spots disposés à même la scène et manipulés par les corps. Les éclairages sont particulièrement saisissants, le spectacle marquant plusieurs pauses dans l’action pour produire des images d’une grande beauté (je pense notamment à ce moment où, grâce à un effet rappelant celui du stroboscope, l’ombre projetée sur le mur bouge plus vite que l’être qui se déplace).

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Deux créatures sont présentes sur scène. L’une, le Titan Rose, vêtue d’un justaucorps rose, portant des talons et une perruque, est une créature enceinte au nez énorme ; l’autre, l’Ombre (on me pardonnera le manque d’originalité, mais il faut bien essayer de les nommer), est tout de noir vêtu. Il porte un masque qui rappelle les collants que portent dans certains films les voleurs pour dissimuler leurs traits. Laskaridis utilise tous les moyens possibles pour déformer/reformer les corps en scène : travestissement, masques, faux ventre, voix modifiées, etc. Il s’agit bien de créatures hybrides, jusque dans leur comportement : mi êtres tout-puissants, mi enfants qui découvrent le monde (à plusieurs moments, l’émerveillement du Titan Rose rappelle celui des enfants qui goûtent les joies du jeu et de l’imagination) et l’étendue de leur puissance.

Titans emprunte également à la dynamique circassienne du clown blanc et de l’auguste : l’Ombre est plus autoritaire, malicieuse, voire chaotique, alors que le Titan Rose multiplie les bouffonneries, les gags de type slapstick (on ne compte plus le nombre de fois où elle est « écrasée » par un panneau de styromousse) et cherche plus souvent qu’autrement à distraire l’Ombre de ses activités (ou à les faire échouer).

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Leur quotidien est aussi le nôtre : ils font de la balançoire, repassent du linge ou essaient de construire des portes ; la dynamique de leur relation semble d’ailleurs être celle d’un couple (plusieurs séquences rappellent des scènes de ménage). Mais leur quotidien est aussi plus grand que nature : on joue au-dessus des montagnes pour faire tomber la neige sur les mortels (du moins, c’est ce que laisse entendre la bande sonore) ou on recrée un squelette humain…

L’univers imaginé par Laskaridis est tour à tour inquiétant et ludique (les deux s’enchaînant comme un ballet sans fin), marqué par l’usage d’objets banals (fer à repasser, séchoir, scie, walkie-talkies), mais dont la logique reste toujours celle du chaos. Même le Titan Rose, pourtant au départ associé à la création, s’emportera à quelques reprises pour détruire ce qui était construit et recommencer de plus belle. Le spectacle, visuellement très riche, multiplie également les emprunts et les références artistiques. Ici, la posture du Titan Rose rappellera la peinture du Moyen Âge, avec ses arrière-plans dorés ; là, la musique du film Hunger Games sera l’annonce d’un dérèglement complet dans l’organisation (toujours chaotique) de l’espace scénique.

Laskaridis construit une véritable ode au plaisir du jeu, où l’activité foisonnante nous invite à repousser les limites de notre propre imagination pour prendre part à cette refondation du monde. C’était la première venue du chorégraphe grec au FTA ; on espère qu’il y reviendra souvent, presque autant qu’on souhaite qu’il oublie d’apporter son styromousse.

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crédits photos : Julian Mommert

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