Portrait du scientifique en créateur

14.09.2016

Elaine Després, Pourquoi les savants fous veulent-ils détruire le monde? Évolution d’une figure littéraire, Montréal, Le Quartanier, 2016, 392 p.

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Le savant fou est un personnage désormais incontournable, susceptible d’être aperçu où que l’on se tourne. Tandis que la littérature, le cinéma et la télévision continuent d’en fournir de nouveaux avatars, l’actualité scientifique n’est pas en reste, certains chercheurs recevant parfois l’épithète bien malgré eux. Qu’on se le tienne pour dit : «un savant fou sommeille en chaque scientifique».

Comme le rappelle Elaine Després dans son excellent essai Pourquoi les savants fous veulent-ils détruire le monde?, le savant fou n’est pas seulement un personnage, mais une figure. En s’inspirant notamment des travaux de Bertrand Gervais, elle souligne que la figure a une charge de signification accrue qui engage l’imagination des spectateurs, fut-ce par la simple mention d’un nom. Le savant fou «s’impose même dans ses absences», engendrant chez les lecteurs et spectateurs des images mentales d’une précision redoutable, quel que soit leur degré de familiarité avec les œuvres où il apparaît.

Autant dire qu’on le voit partout, même quand on ne le voit plus.

 

Science et fiction

L’introduction du livre offre l’une des meilleures définitions de cet être singulier et il vaut la peine d’en citer l’essentiel : le savant fou est «un expérimentateur […] dont les travaux sont si extravagants et inédits qu’il doit se réfugier dans le secret et l’isolement. Sa passion de la découverte le rend aveugle aux conséquences de ses actes et aux dérives inévitables de son expérience qui, immanquablement, se retourne contre lui et précipite sa fin.» Sa folie n’est pas complètement dissociée de son travail rationnel : elle l’accompagne plutôt comme une ombre vaguement inquiétante en lui octroyant un vernis déviant et asocial, rongé par l’excès et l’appel de la transgression.

Cette définition n’est pas considérée par Després comme un invariant : la figure du savant fou se construit plutôt en réponse à divers facteurs, dont des événements marquants et des découvertes scientifiques. Le corpus d’œuvres étudiées par l’auteure reflète ces métamorphoses successives, des chapitres entiers étant consacrés à quatre romans provenant d’époques et de lieux variés, tout en participant à des courants littéraires éclectiques : Et on tuera tous les affreux (Boris Vian, 1948), Cat’s Cradle (Kurt Vonnegut, 1963), Moreau’s Other Island (Brian Aldiss, 1980) et Oryx and Crake (Margaret Atwood, 2003).

En analysant tous ces savants fous fictifs, Després effectue régulièrement des parallèles avec des scientifiques bien réels. Elle note un changement de paradigme au milieu des années quarante, ciblant en particulier la décennie 1943-1953 avec quatre éléments qui ont bouleversé les réflexions sur la science et son potentiel : l’eugénisme nazi, la bombe nucléaire, la cybernétique et la découverte de l’ADN. Les savants fous dans les œuvres d’après 1945 — dont Felix Hoenikker dans Cat’s Cradle — sont non seulement inspirés par des personnages fictifs célèbres comme Frankenstein ou Moreau (qui correspondent, avec Jekyll et Hyde, au «savant fou modèle»), mais aussi, et peut-être même surtout, par de véritables scientifiques comme J. Robert Oppenheimer et Irving Langmuir.

 

Le terrain éthique

L’institution scientifique s’est métamorphosée au tournant de la Seconde Guerre mondiale, depuis le Code de Nuremberg (1946-1947) et l’émergence d’une réflexion plus large sur le rôle des scientifiques. La science neutre n’existe plus, car même la science qui semble la plus théorique ne peut prétendre être inoffensive : «de là est née une véritable réflexion sur la place des scientifiques dans la cité et sur la responsabilité qui va de pair avec la connaissance». Ce terrain éthique – sous-entendu par l’appellation même de «savants fous» et annoncé par le titre de l’essai – est judicieusement arpenté par Després : elle lui consacre tout le premier chapitre et y revient ensuite par intermittence, comme lorsqu’elle interroge les circonstances de la mort des savants fous, dans les fictions.

En ce qui a trait à la science et à l’éthique, l’ouvrage n’est ni un avertissement fataliste ou apocalyptique, ni un plaidoyer naïf : l’auteure s’intéresse plutôt au travail scientifique dans toutes ses tensions constitutives, car «plutôt que de clore le débat, [le savant fou] permet de l’ouvrir». Multipliant les exemples pertinents, elle montre que le discours critique sur la science ne se tient pas seulement hors de la littérature. Bien au contraire, il s’immisce progressivement dans les fictions, notamment grâce à des personnages relevant de la double catégorie des anti-savants fous et des savants fous réformés, qui éprouvent des remords à l’égard  de leur pratique. Després approfondit également les discours autojustificatifs qui parsèment les fictions sur les savants fous et ajoutent un deuxième degré à l’expérience de la science qui y est racontée : ces personnages créent une œuvre (souvent grandiose) dont ils sont aussi les spectateurs et les interprètes.

À la question posée par le titre de son livre, Elaine Després ne fournit pas une, mais plusieurs réponses, suivant la définition polyvalente qui traverse tout l’ouvrage : les savants fous veulent détruire le monde parce qu’ils le peuvent, pour achever un monde frappé d’une décadence irrévocable, par accident ou négligence, pour se venger ou se révolter. Cette prolifération de réponses — l’énumération n’est que partielle — est issue des métamorphoses subies par le savant fou au fil des époques. Elle illustre en outre le caractère exploratoire de la littérature elle-même, qui se transforme volontiers en laboratoire.

En s’intéressant à l’imaginaire littéraire de la science, l’auteure brosse ultimement le portrait du scientifique en créateur : les savants fous veulent détruire le monde parce qu’ils détiennent des connaissances potentiellement dangereuses, mais aussi parce qu’ils désirent transformer leurs projets les plus délirants en réalisations concrètes. C’est d’ailleurs l’un des principaux mérites du livre que de naviguer dans plusieurs disciplines sans tomber dans le compromis : il donne envie de plonger dans la fiction tout en offrant un éclairage fascinant sur l’œuvre en train de se faire, qu’elle soit scientifique ou artistique.

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