Plaisir riche

jeumusique2
19.09.2017

Stéfanie Clermont, Le jeu de la musique, Le Quartanier Éditeur, 344 pages.

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C’était un lieu vivant, sans obligations, où de l’eau propre (ou qu’on aimait croire propre) avait, on ne sait plus comment, trouvé les tuyaux et rempli d’anciens réservoirs gros comme de petites piscines creusées où des bancs de poissons rouges et blancs vivaient, mystérieusement, été après été.

L’incipit du recueil de nouvelles Le jeu de la musique désamorce, par sa finesse, toute la mauvaise foi du lecteur qui aurait pu avoir l’impression d’entrer dans un sempiternel livre sur les tribulations et les pérégrinations de vingtenaires en quête de sens. Rapidement, les bases sont jetées, on plonge dans ce premier livre de Stéfanie Clermont, jeune écrivaine native d’Ottawa, en espérant fortement qu’elle garde ce souffle jusqu’à la dernière page tellement on est happé par son style. Quand on referme le recueil, on reste habité par cette certitude d’avoir devant nous l’une des entrées en littérature québécoise les plus fracassantes des dernières années. Cette impression nous permet de vivre plus aisément le deuil de Sabrina, Kat, Céline, Estalla, Vincent ou Jess, ces personnages qu’on laisse ensuite derrière.

Le prologue nous transporte aux confins de la rue Ontario, à l’Est, dans un terrain vacant, une oasis de débauche et de beauté où les étés s’écoulent au rythme des fêtes qu’on y fait. C’est exactement à cet endroit que Vincent décide de se pendre à un arbre, évènement qui constitue la pierre d’assise des histoires qu’on lit. Dans une constellation d’amies d’enfance qui se perdent de vue, de colocataires et de couples, on plonge, avec Le jeu de la musique, au sein d’histoires qui transcendent le mal de vivre et parviennent à sublimer le quotidien, la maladie, la violence ou les amours malsains.

«Je ne suis pas celle que je pourrais être»

Clermont travaille ses personnages féminins par de grands cercles concentriques: si tantôt l’une est l’épicentre d’une histoire, plus tard elle sera reléguée au second rang, tantôt coloc, copine, amie de jeunesse. C’est ainsi que chaque histoire s’emboîte l’une dans l’autre, sans pour autant perdre le lecteur dans un jeu de poupée gigogne qui aurait été futile dans un texte où les thèmes abordés et le style portent à eux seuls l’ensemble de l’entreprise littéraire.

Ainsi la protagoniste de la nouvelle Réunis qui – malgré l’effort – ne semble jamais parvenir à l’état de grâce promis et « guette les occasions de commencer à vivre « vraiment », qui ne viennent pas. » Chaque fois, la terreur revient comme la marée, dotée d’une précision céleste : « Elle boit du café et le café ouvre la digue qui retenait son angoisse. L’angoisse monte jusqu’aux poumons, jusqu’au front, jusqu’aux dents, jusqu’aux doigts qu’elle se tord, ronge, passe et repasse sur son visage.  Je perds mon temps, hurle quelque chose en elle. Je ne suis pas celle que je pourrais être. »

Le style est à la fois chirurgical et naturel, laissant peu de temps au lecteur pour comprendre la finesse de chaque tournure de phrase, ouvrant ainsi le pas à une relecture prochaine. « Après tout, les mots sont longs à comprendre, alors que la peur se goûte », peut-on par exemple lire dans La bête noire : le lecteur pourrait rapidement lever le nez sur un tel passage avant d’y voir l’une des clés de lectures de tout le recueil. Car si Clermont maîtrise les mots, c’est moins le cas de ses protagonistes, elles qui vivent leurs drames à demi-mot, drapés dans d’éloquents silences. Pourtant, des unes aux autres, la fatalité de certains jours semble se transmettre par osmose, dans le regard, l’empathie, la peur.

Fugue en sol inconnu

On salue la facilité qu’a Clermont à saisir toujours ses personnages dans leurs latences, non pas lors de moments névralgiques, mais plutôt au travers d’un cimetière des petites défaites et des grandes déceptions. Rarement a-t-on si bien décrit les boulets de la dépression et ceux de l’enfermement : «Il y a un an que je vis comme ça, sans vivre. Il y a un an que plus personne ne s’attend à me voir aux événements où l’on aurait pu s’attendre à me voir autrefois. Je suis en retard tout le temps même si je ne suis pas occupée, et la raison est bien simple. « Dix heures » ne veut plus rien dire. « Dix-neuf heures trente » ne veut plus rien dire. Comment expliquer aux gens que c’est de ça que je souffre, que dix heures et dix-neuf heures trente me manquent horriblement, que je ne demande qu’à retrouver le sens des heures ? »

Cette construction kaléidoscopique ne se construit jamais pour servir à rebours le suicide présenté en ouverture du livre ; chaque nouvelle présente ces femmes à un moment ou à un autre de leur existence où le souvenir de Vincent revient les hanter, amenant dans son ombre comme une permission d’exister, de vivre pleinement, chose qu’elles semblent difficilement parvenir à faire. Les rêves sont pourtant nombreux au cœur de ces nouvelles, l’ailleurs souvent dépeint comme l’unique solution. Stéfanie Clermont se dévoile comme une redoutable portraitiste, parvenant – au détour d’un paragraphe – à cerner un personnage de rafraîchissante manière : « Jess est la preuve vivante que la beauté, ça pousse n’importe où, même dans les familles tristes et résignées, même dans un monde de bouffe surgelée, de jobines au Applebee’s, de boutiques de surf, de drapeaux américains devant toutes les maisons et de fêtes foraines où l’on gagne des toutous. Même quand le monde ressemble à ça, même quand le monde ne ressemble à rien, il peut arriver que quelqu’un comme Jess ouvre les yeux et grandisse. Jess est la preuve que la vie, ça ne tient pas en place : ça pousse et ça perd sa peau. »

Baignant à la fois dans l’amertume et le bonheur de tout ce qu’on aurait pu devenir, les scènes marquantes, les phrases-clés et les citations-fleuves sont légion tout au long de ce Jeu de la musique, un recueil qui se lit comme une étrange soirée de retrouvailles. Les voix portées par Clermont se donnent à entendre comme un plaisir riche et singulier tel qu’on en croise peu. On espère que longtemps celles-ci se déposeront en nous jusqu’au moment, inévitable, où nous y retournerons.

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