Personnages-écrans surexposés

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08.10.2021

Péter le cube. Conception : César Vayssié ; interprétation : Alix Boillot et Pursy De Médicis ; extraits de texte : Antoine Charbonneau-Demers ; présenté dans la cadre du festival Actoral, à l’Usine C, les 5 et 6 octobre 2021.

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Il ne fait aucun doute que le roman Good boy d’Antoine Charbonneau‑Demers, publié en 2018 chez VLB éditeur, constitue un matériau riche qui est propice à toute forme d’adaptation ; l’auteur‑comédien en avait lui‑même proposé une version scénique épurée dans le cadre du OFFTA de 2019 /01 /01
Voir la critique « Good boy à l’épreuve de la scène » du collègue Philippe Manevy : http://www.spiralemagazine.com/article-dune-publication/good-boy-lepreuve-de-la-scene.
. Avec Péter le cube, spectacle présenté lors de la 4e biennale des arts et des écritures contemporaines, César Vayssié s’est quant à lui permis beaucoup plus de libertés : l’excès de linéarité du roman y est évacué à la faveur d’une forme hybride et éclatée. Mais l’univers de Charbonneau-Demers n’en est pas appauvri pour autant : au contraire, en retirant de cette adaptation les trames narratives superflues (les colocataires Anouck et Rosabel, la voisine Florentia, etc.) et en misant plutôt sur les questions d’initiation sexuelle, de mise en scène de soi, d’obsession délirante et de fascination pour la culture pop, l’œuvre gagne en cohérence et le propos se recentre. On ne peut s’empêcher de penser que l’univers de Good boy a peut-être trouvé ici un format qui lui convient mieux, ou du moins qui est plus en accord avec le désir de « péter le cube » de son protagoniste, c’est-à-dire ce besoin de transgresser, de sortir de sa zone de confort, de narguer les conventions, de pulvériser la norme sociale ; de sortir de soi afin de pouvoir explorer sans contrainte.

Désorientation

Il se dégage sans contredit un souffle de liberté de cette performance, au point où on a parfois l’impression d’une œuvre fourre-tout un peu brouillonne. Pourtant, le spectacle finit par trouver une unité malgré l’absence de conventions et de limites claires, et on se surprend à être captivé par l’audace et la queerité de cette proposition. Pendant l’heure que dure la représentation, les déambulations des deux interprètes se superposent aux images, aux GIFs et aux vidéos (issues de la culture populaire), de même qu’aux extraits de Good boy, qui sont projetés sur l’écran en arrière-scène. Sans qu’on ait toujours le temps de tout capter ou de tout lire, ces modes de représentation se succèdent à un rythme effréné qui évoque notre utilisation des réseaux sociaux, où règnent l’autoreprésentation, le scrolling et le détachement.

La surenchère et la désorientation deviennent vite les mots d’ordre du spectacle : faire toujours plus, toujours mieux, performer, se donner en spectacle, changer de costume (ou d’identité), puis tout recommencer jusqu’à l’épuisement. Alix Boillot et Pursy De Médicis se soumettent à merveille aux exigences de cette suprématie digitale : iels se laissent parfois absorber par les vidéos qui les surplombent ; à d’autres moments, iels en complètent le tableau par leur présence, ou encore en imitent les formes (en reproduisant la pose de telle statue antique ou la chorégraphie de telle chanteuse pop). Quoi qu’il en soit, iels agissent toujours en réaction à ce flux ininterrompu d’images, de mots et de sons, ce qui permet de souligner leur dépendance à son égard.

Entre fantasme et réalité

En incarnant ainsi des performeur·euses impersonnel·les – qui jouent d’ailleurs avec l’indétermination et la fluidité de leur identité tout au long du spectacle –, les acteur·ices endossent la fonction de personnages-écrans, de surfaces neutres sur lesquelles projeter nos fantasmes. Iels répondent aux attentes, aux désirs et aux normes dictés par Internet, satisfaisant de cette façon leur besoin de plaire et d’être aimé·es (obsession pour le regard d’autrui qu’incarne notamment le chat T. Gondii). En revanche, cela les condamne aussi à la vacuité ; leurs errances ne les mènent nulle part. Iels sont prisonnier·ères de ce monde de virtualité qui ne parvient jamais à s’actualiser dans le réel. En témoigne leurs interactions : s’iels agissent parfois de concert, ou du moins en réponse aux mêmes stimuli à l’écran, les deux interprètes ne se touchent jamais sur l’espace scénique. Comme si, malgré leur proximité, chacun·e se tenait derrière un écran, rendant impossible tout contact réel.

Malgré la réjouissante créativité qui se dégage de ce spectacle, on regrette par moments qu’il ne soit pas plus fidèle au roman de Charbonneau-Demers – pour ma part, c’est après tout la raison initiale qui m’a incité à voir le spectacle. Même si on évoque ici et là les rencontres entre le protagoniste et ses amants et qu’on revisite les grands thèmes qui traversent Good boy, on perd souvent de vue les spécificités et la saveur du roman en basculant dans l’abstraction et les généralisations qui soulignent les travers de notre époque, gouvernée par le culte des apparences. On se demande alors pour qui ce spectacle est le plus satisfaisant : le·la lecteur·trice averti·e de Good boy ou le·la néophyte qui s’intéresse à ces enjeux contemporains ?

crédits photos : César Vayssié

 

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Voir la critique « Good boy à l’épreuve de la scène » du collègue Philippe Manevy : http://www.spiralemagazine.com/article-dune-publication/good-boy-lepreuve-de-la-scene.

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