Penser l’identité avec Basquiat

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21.09.2022

Lequel est un Basquiat. texte, musique, mise en scène et interprétation : Philippe Racine ; assistance à la mise en scène : Delphine Rochefort ; interprétation, éclairages, direction technique et régie : Valérie Bourque ; conception musicale : Philippe Racine ; création vidéo : Jean-François Boisvenue ; artiste peintre : Chloé Surprenant ; conseil à la création : Lyndz Dantiste, Tatiana Zinga Botao ; conseil dramaturgique : Marc-Antoine Brisson ; scénographie et costumes : Ange Blédja ; collaboration à la dramaturgie et à la mise en scène : Justin Laramée ; conseil chorégraphique : Claudia Chan Tak ; conseil musical : Benoit Côté ; direction de production : Mathilde Boudreau ; chef lx machin : Delphine Quenneville ; chef son : Jean Gaudreault ; technicien machin : Nicolas Dupuis. Présenté du 13 septembre au 1er octobre au Centre du théâtre d’aujourd’hui

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Maintenant, chaque fois que je visite un musée, j’hésite à m’approcher trop près
des tableaux par crainte de ce que je pourrais y découvrir, ou pas.
Ocean Vuong, Un bref instant de splendeur

J’ai rencontré Jean-Michel Basquiat quelques jours avant sa mort. Avant ou après, ça n’a plus d’importance. Ces mots de Dany Laferrière, projetés en grand format dans l’espace scénique, accueillent les spectateurs et spectatrices dans l’univers chaotique imaginé par Philippe Racine, un « chaos contrôlé » à l’image de l’œuvre de Jean-Michel Basquiat. Laferrière évoque ainsi une rencontre qui a lieu dans et par les arts, une rencontre qui a sans doute eu un impact sur son propre processus créatif. On peut dire la même chose de la place qu’occupe Basquiat dans l’imaginaire de Phillipe Racine. Le peintre new-yorkais, Rimbaud des arts visuels qui est entré dans l’histoire avec une incroyable fulgurance, a toujours intéressé le dramaturge, qui présente également ces jours-ci sa mise en scène de M’appelle Mohamed Ali au Théâtre de Quat’Sous. Avec l’assistance de Valérie Bourque à la régie, Philippe Racine propose une réflexion éclatée sur l’identité noire dans le Québec contemporain.

Le problème de l’authenticité

La pièce est construite autour de la figure de Samy, un jeune grapheur montréalais d’origine haïtienne qui se fait proposer de devenir faussaire en échange d’importantes sommes d’argent. Immigrant de deuxième génération, Samy n’a jamais réussi à s’identifier pleinement à une culture, à une communauté. Voilà qu’il a la chance de fondre son identité dans celle d’un autre : pour peindre du Basquiat, il lui faudra devenir Basquiat. Le nom de Samy renvoie d’ailleurs à celui de SAMO, qu’empruntaient Basquiat et des amis pour signer leurs graffitis sur les murs de New York – graffitis qui ont justement permis au jeune peintre de se faire une réputation dans le milieu artistique new-yorkais. Si un jeu de miroir s’installe dès lors entre le personnage de Samy et celui Basquiat, jusqu’à brouiller les individualités, ajoutons que Samy est lui-même un alter ego de Philippe Racine, qui s’adresse au public en son propre nom à plusieurs moments du spectacle, brisant le quatrième mur pour initier un dialogue avec ceux et celles réuni.e.s dans l’intimité de la salle Jean-Claude-Germain. Ces trois figures, Basquiat, Samy et Philippe, sont autant de variations sur la difficile quête identitaire vécue par plusieurs immigrants de deuxième génération.

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Au fil du récit, Samy se bute finalement au problème de la reconnaissance et de l’authenticité : l’imitation ne pourra jamais valoir un acte de création authentique. On peut penser que de ce postulat découle la décision de Philippe Racine de s’adresser en son nom au public lors du spectacle. Plutôt que de s’effacer devant des personnages, il offre une création très personnelle qui lui permet de se définir pleinement comme artiste. Ces échanges avec le public sont malheureusement un peu limités ou décevants, vu la place accessoire qu’ils occupent réellement dans le spectacle et la réticence des spectateurs et spectatrices à s’engager. Ils sont toutefois l’occasion de mettre en scène une parole dépouillée – en partie – des artifices de la fiction.

Lire Basquiat

Pointant directement le caractère éclaté de sa proposition, Philippe Racine s’en amuse et rassure le public avec malice à plusieurs moments du spectacle : si l’on s’égare, il suffit de se référer à la grande toile déposée au centre de la scène, un pastiche de Basquiat sensé résumer toute la pièce. Or, au-delà de ce soi-disant tableau synthèse, c’est toute la scène qui devient elle-même pareille à une grande toile rassemblant, dans son petit cosmos, les motifs les plus importants du récit.

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Le comédien va ainsi jusqu’à reproduire, par sa posture et ses mimiques, les personnages peuplant les œuvres de Basquiat tandis qu’à l’inverse, Basquiat est présenté comme un « tableau vivant ». Ces motifs viennent brouiller les frontières entre l’art et la vie, mais ils servent également à intégrer une réflexion sur la manière dont nous recevons l’art en tant qu’observateur ou observatrice. Comment lisons-nous un tableau ? C’est l’une des questions que Racine adresse au public, convié à se plonger pendant quelques secondes dans une œuvre de Basquiat, Obnoxious liberals, projetée en grand sur scène.

Malgré le filon narratif de l’histoire de Samy, qui permet d’aborder des grandes questions comme celle de l’identité ou de la marchandisation de l’art, Lequel est un Basquiat est un objet hybride et parfois déroutant. La création du Théâtre de La Sentinelle allie texte, musique et projections dans une succession effrénée de tableaux qui s’imbriquent les uns dans les autres. Le public n’a d’autre choix que de s’interroger, que de s’appuyer sur les éléments les plus lisibles pour fonder son appréciation de la pièce. De la même façon qu’on ne se demande pas nécessairement si les tableaux de Basquiat sont jolis, le spectacle de Philippe Racine cherche peut-être moins à susciter un plaisir esthétique ou à procurer un simple divertissement qu’à engager une réponse émotive et intellectuelle. La pièce n’arrive selon moi pas toujours à cristalliser toute sa substance pour l’offrir au public dans une forme bien nette, mais elle réussit à transmettre toute l’urgence de se dire par un langage à soi qui caractérise le projet du dramaturge aussi bien que celui de ses personnages.

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Peuplée de mots – des mots de tous les jours, poétiques, absurdes ou violents comme le monde autour de nous –, l’œuvre de Basquiat se prêtait d’emblée, pourrait-on dire, à être explorée par le langage. La manière dont Philippe Racine s’amuse tout au long du spectacle avec la langue , faisant voir la possibilité de la détourner pour la faire signifier autrement, est sans doute un des éléments les plus forts de sa proposition. Affirmer son identité passe par une lutte contre les cadres prédéfinis qu’impose le langage. Basquiat l’avait compris et, dans son arrogance face aux critiques et journalistes qui tentaient de lui appliquer des catégories toutes faites, il veillait à préserver son individualité complexe et mouvante.

crédits photos : Valérie Remise

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