Parmi les roseaux

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24.05.2018

6 & 9, un spectacle de TAO Dance Theater; chorégraphie : Tao Ye; interprétation : Xue Mao (6 & 9), Jinying Yu (6 & 9), Li Huang (6 & 9), Da Ming (6 & 9), Jing Hu (6 & 9), Yulin Yan (6 & 9), Yunhui Jiang (9), Qiaoqiao Zhang (9), Huanshuo Guo (9); musique : Xiao He; lumières : Ellen Ruge (6), Tao Ye (9) et Ma Yue (9); costumes : Tao Ye (6 & æ9), Li Min (6) et Duan Ni (9); régie lumières : Ma Yue (6). Présenté en ouverture du FTA, en collaboration avec Place des Arts, au Théâtre Jean-Duceppe (Montréal), du 23 au 25 mai 2018.

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C’était promis : l’ouverture du FTA s’est réalisée sous le signe du dualisme envoûtant du Tao Dance Theater, la compagnie du chorégraphe chinois Tao Ye qui signe une pièce d’une absolue liberté. Ouverte à toutes les significations, elle échappe du même souffle à l’autoritarisme culturel qui prévaut chez lui.

Il s’agissait d’une seconde présence à Montréal pour Tao Ye, qui avait présenté 2 et Weight x 3 à Danse Danse en 2012. Le duo de tableaux 6 et 9 poursuit l’idée d’évacuer de sa création toute narrativité, en optant pour le dessin minimaliste de formes dans l’espace.

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Symétriques et inversés, les deux tableaux se partagent des données complémentaires à plusieurs plans : éclairages, formes, mouvements, son.

Blé de nuit

6 impose d’abord sa lenteur. Au son d’un ostinato d’archet sur un erhu (un violoncelle chinois, sauf mon erreur) progressivement appuyé de touches d’orgues, puis ponctué de percussions – on pense à Terry Riley mâtiné de GY!BE période LYSFLATH, mais on découvre plutôt Xiao He –, une formation de 6 danseuses et danseurs, en ligne oblique, se laisse découvrir dans la pénombre. Jupes noires, le cheveu court et foncé, ils et elles oscillent, plient et se tordent, se meuvent, côte à côte, les pieds ne quittant jamais le sol, enracinés.

On possède ou pas l’inclination contemplative que requiert ce poème lent et hypnotisant comme peut l’être le spectacle moiré d’un champ de blé au vent. Encore plus fascinant est d’observer que le vent ne frappe pas également toute chose en son chemin. Une tendance, une moyenne se dessine et crée un ensemble se mouvant au gré des mêmes forces, mais chacun.e conserve ses lignes propres, son équilibre, quelque chose comme une individualité silencieuse dans une nuit aveugle.

Si l’exécution des mouvements est volontairement, imparfaitement synchronisée et intègre la variable des nuances de chacun.e, les quelques transitions n’en sont pas moins efficaces et très précises, soulignant là l’invisible partition qui cadence la chorégraphie. Mais ce qui frappe davantage, ce sont ces ondulations hanches-dos-épaules ou genoux-cou et ces longs saluts vers le bas qui occupent l’espace vertical et le brouillent en ton sur ton. Poème, là aussi, dans cet abandon sans effort, soumission à l’impondérable – pour montrer quoi au juste ? Que des corps bougent devant nous et que nous les percevons, immédiats et sans propos. Pur caprice du vent, pure présence du roseau, pensée suspendue.

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Miroir du jour

On quitte presque à regret cette formation pour l’entracte. Le rideau se lève sur une scène d’un blanc perçant où se tiennent 9 danseuses et danseurs. 9 est le pendant animal du champ de nuit proposé en ouverture. L’anonymat des 6 est troqué pour 9 visages magnifiquement androgynes et désormais distinguables, tout comme leurs mains, chevilles, nuques, et quelques tatouages même. Des humains, soudainement. Ou des poissons. Des souris des champs.

La proposition blanche ne pouvait que suivre la première, radicale de son dépouillement. Moins stricte mais possiblement plus percutante pour certain.es, certainement plus généreuse, elle fonctionne essentiellement par principe de comparaison.

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Les mouvements y sont plus complexes et disséminés d’une manière qu’on croirait, à tort, aléatoire. Exit la ligne, on procède ici en courbes et en arcs. On les voit debout ou couché.es, exécuter des roulades, glissades et coups de pieds, avec des emprunts aux arts martiaux traditionnels, certes très beaux, mais sensiblement moins étonnants. L’interaction avec la trame sonore est elle aussi plus étoffée et offre de beaux contrepoints avec l’œuvre vocale entrecoupée de silences curieusement bruyants, chargés de l’écho de ce qui remuait il y a un instant.

De durées égales, les deux propositions explorent en deux modes indissociablement contraires (allo tao!) une expérience du degré zéro du mouvement. Tao Ye en suggère non l’absence, mais la kinésie essentielle, décontextualisée, désinstrumentalisée, la valeur pure, en somme. Valeur par ailleurs fondamentalement intrinsèque, puisqu’aucune transcendance n’est nécessaire pour ressentir la présence et la transformation des corps. Tout est affaire de sensations et de partage silencieux. Et voici que mes mots sont de trop.

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crédits photos : Fan Xi

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