Parcourir, ensemble, le territoire poétique

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Dominic Marcil et Hector Ruiz, Lire la rue, marcher le poème, Montréal, Éditions du Noroît, coll. «Chemins de traverse», 2016, 105 p.

Des rues et des langues, déambulation et flânerie avec la participation du public, avec Benoit Bordeleau et Hector Ruiz, samedi le 4 juin, de 14h à 16h, Place Gérald-Godin, métro Mont-Royal.
Inscription : [email protected]

Lectures à 17h, Place Gérald-Godin, avec Benoit Bordeleau, Denise Brassard, Camille Brunet-Villeneuve, Carole David, Roxanne Lajoie, Corinne Larochelle, Xavier Martel, Geneviève Nugent, Dominic Marcil, Chloë Rolland et Hector Ruiz.

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Comment enseigner le poème, sa lecture comme son écriture, alors que celui-ci est un lieu à géographie variable, un espace de déviation du langage et du sens? Comme son écriture ne consiste pas à effectuer une séduction et encore moins à « réussir » un objectif, ne devrait-on pas alors revoir le cadre didactique d’une approche de la poésie par une supposée objectivité, sortir de la grille analytique et plutôt tenter de transmettre l’expérience du poétique?

Dans leur essai, les poètes et professeurs au collégial Hector Ruiz et Dominic Marcil proposent d’ouvrir et de renverser le ce cadre scolaire : ils invitent à sortir de la classe, à effectuer avec les étudiants une déambulation physique afin d’engager un réel rapport au monde et à soi qui investit le subjectif et la sensibilité si propices à la compréhension de la poésie. Prenant le risque de l’errance, de mettre en cause le déficit d’attention, les auteurs n’offrent pas qu’une pensée de la pédagogie du poétique mais mènent une véritable réflexion sur l’écriture entrecoupée de fragments littéraires personnels et également truffée d’extraits de créations des étudiants. Bien plus qu’un cadre de travail, ils suggèrent une «dé-marche», une manière de jouer, d’activer la possibilité d’atteindre le poème.

Le poème, disons-nous aux étudiants, ressemble à la carte d’un lieu qu’il faut déplier ; la lecture du poème, poursuivons- nous, ouvre une série de possibles parmi les plis de la langue.

Marqué par plusieurs étapes de réécriture, Lire la rue, marcher le poème – Détournements didactiques est à l’origine un article récipiendaire du Prix d’innovation en enseignement de la poésie décerné par le Festival international de la poésie de Trois-Rivières en 2011, La (dé)marche du poème. L’essai s’adresse certainement à des initiés de la salle de cours mais aussi à ceux rompus au défi de l’écriture. Il faut dire que le thème de la déambulation est présent chez Ruiz depuis son premier recueil Qui s’installe (Noroît, 2008) jusqu’au récent Désert et renard du désert (Noroît, 2015) qui prend appui sur une trajectoire urbaine. De son côté, Marcil signe ici son premier livre — bien qu’il ait publié dans quelques revues (Exit, Lapsus, Lieu commun) —, mais interroge aussi la notion de l’art dans l’espace public, notamment par implication au centre d’essai en art actuel le 3e impérial situé à Granby. Chacun de leur côté ont éprouvé en classe cette approche du poème dans des contextes différents (l’un à Granby, l’autre à Montréal), mais ont uni leurs voix dans une écriture à quatre mains indissociables.

Entreprendre une relation avec la limite qui ne soit pas de l’ordre de la domination ni de la performance spectaculaire, c’est reconnaître les résistances et les variations à l’œuvre lorsqu’une une pensée veut s’écrire.

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L’expérience proposée en est une du dessaisissement, pour le professeur comme l’étudiant, afin de dépasser le tourisme (scolaire) et la consommation (poétique, ou inversement), et de gagner en lecture authentique. Il s’agit de raviver la sensibilité de l’étudiant en lui refusant la réponse toute faite, l’inviter à suivre sa subjectivité, à se mettre en état de présence et d’écoute. Le professeur est un guide qui ne montre pas le chemin, bien qu’il propose un cadre réel (lectures, expérience de déambulations, prises de notes, retour en classe, réécriture et relecture) mais débridé.

Une solide recherche et un corpus approfondi sont cités tout au long de l’ouvrage et sont offerts en bibliographie à la fin : Gilles Deleuze, Walter Benjamin, Pascal, Michel de Certeau, René Lapierre, Trevor Ferguson, André Carpentier, René Char, Patrick Lafontaine, Denis Vanier et plusieurs autres nous accompagnent. S’éloigner du dressage, du formatage, de la formule et du contrôle, autoriser un renversement et accepter par là une altérité réciproque ne veut pas dire manquer de matière, au contraire. C’est plutôt faire corps, avec l’écriture par ses sensations, penser avec son corps, apprendre comme un engagement, en allant peut-être à contre-sens, mais pour entrer dans ce qui distingue l’image consensuelle de l’image poétique.  «Que peut le poème?» ou «qu’est-ce qui se trame derrière le vouloir raconter?» sont des questions exigeantes qui induisent de toute évidence une perte de confort.

Dans le monde virtuel qu’on valorise, le corps est superflu; le moi prime : à l’individu de façonner son corps pour qu’il se plie à notre identité. L’expérience du mouvement renverse cette tendance et fait du corps le motif du poème : l’écriture du poème se situe dans les résistances du corps et des mots. Ce frottement est un désir, parfois une violence, toujours un risque.

Cet exercice de conscience pousse l’étudiant aux limites de soi et veut, au-delà de son désarroi premier, lui faire vivre l’expérience de l’appropriation du monde qu’entraîne le langage poétique tout comme la flânerie, qui sont actes de résistance. Le poème ne sert à rien, n’est pas utile, il est langage autre, territoire décalé, comme le flânage permet d’entrer dans la faille de l’ordre, de la cartographie et recrée des associations libres. Le dépassement de la mécanique de la poésie permet de toucher à la singularité de sa langue, afin d’oser faire de soi une forme.

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Dans ce laboratoire mouvant d’écriture, les mots deviennent la marche elle-même, le poème fait ressentir la déambulation. En étant attentif à la lecture du texte comme à celle du monde, en acceptant de s’y perdre un instant, l’étudiant apprend à faire confiance à sa propre sensibilité. Mais cette permissivité d’une certaine improductivité ne vient-elle pas fissurer l’idée de réussite, et ne met-elle pas en danger l’enseignement lui-même? Comment en prendre la mesure? Se butera-t-il à un « C’est n’importe quoi! » lancé par l’étudiant? Le professeur n’évalue plus tellement le résultat, mais l’engagement dans l’apprentissage à travers les différentes étapes du parcours. Le jeu qui a été proposé évite la création d’une nouvelle norme et rend la poésie infiniment plus vivante, et concrète.

Écrire à partir d’une déambulation est ma tactique pour résister à la pulsion narcissique, à la pulsion nostalgique, à la pulsion du pouvoir. Écrire à partir d’une déambulation est une forme de liberté où la séduction ne tient pas le premier rôle. La déambulation est ma tactique pour brûler la stratégie, il n’y a pas de stratégie pour écrire, seulement des tactiques qui mettent à l’épreuve les stratégies que nous développons tous les jours pour nous mettre en scène et ne pas être emportés par la foule, pour ne pas nous noyer en cours de route.

Si l’essai fournit de nombreuses pistes et outille de manière aussi pertinente qu’audacieuse le marcheur professoral et poétique, son cœur réside en fait dans les fragments littéraires où les auteurs partagent leurs propres trajectoires. Ceux-ci ont été les premiers à jouer le jeu, à parcourir l’écriture du poème par le corps en déambulation. Dans ces sections comme dans les plus pédagogiques, ils dérivent parfois, le plus souvent par surplus d’ambition, comme s’il s’agissait de sauver la place de la poésie chez l’étudiant et dans le monde. Mais ne faut-il pas admettre qu’elle est un territoire fragile, à protéger, voire à redécouvrir? Le discours quasi onirique que Ruiz et Marcil empruntent par moments déborde bien sûr du cadre didactique. Il donne un souffle à l’écriture, et donc à la lecture qui inspirera quiconque acceptera de les suivre, ainsi que les étudiants qui l’ont fait avant eux, en prenant, étrangement, leur propre chemin. 

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