Nos douleurs, les nuages

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06.06.2023

White Out. Texte et mise en scène : Anne-Marie Ouellet ; Son : Thomas Sinou ; Lumières : Nancy Bussières ; Interprétation: LiCan-Marie Leduc, Anne-Marie Ouellet, Charline Salesse Bergeron, Isaac Salesse Bergeron, Camille Schryburt Cellard, Jeanne Sinou ; Scénographie : Simon Guilbault ; Accessoires et costumes : Karine Galarneau ; Dramaturgie : Émilie Martz-Kuhn ; Conseil artistique : Anne-Marie Guilmaine, Mélanie Dumont ; Conseil mouvement : Clarisse Delatour ; Assistance à la mise en scène : Guillaume Saindon. Une production de L’eau du bain présenté au Théâtre Rouge du Conservatoire du 2 au 4 juin 2023.

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Inspiré du roman La maladie de la mort de Marguerite Duras, White Out se déroule dans une chambre au bord de la mer, là où les corps, lavés par le sel, disparaissent. Sur le plateau, un lit aux draps blancs et défaits flotte, tel un nuage, au milieu de la brume. Dehors, la mer s’agite, tandis qu’une voix hypnotique murmure : « Votre amour n’est plus là, il n’est plus là, il est parti dans la nuit… » Recroquevillée dans un coin de la chambre, à peine visible, la présence fantomatique de cette femme à la voix lasse évoque déjà l’absence, le vide, la douleur de la perte.

À mi-chemin entre le théâtre, la performance, la danse et la vie, cette création d’Anne-Marie Ouellet présentée dans le cadre du Festival TransAmérique nous propose une expérience intime et sensorielle. « C’est un spectacle atmosphérique dans lequel il y a un fil narratif très mince, pour que chacun puisse projeter son histoire. », explique la créatrice en entrevue avec Le Devoir. White Out évoque ainsi l’absence sans jamais la raconter, ni même la nommer, proposant plutôt de mettre le corps à l’épreuve : Que fait l’absence au corps ? Que fait l’absence du corps ?

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Photo : Jonathan Lorange

Une tempête

La pièce est conçue pour stimuler tous les sens : l’ouïe, grâce à une conception sonore complexe mélangeant bruits et musique; la vue, que l’on perd et retrouve à l’impromptu, à raison de jeux de lumières extrêmement élaborés ; et même le toucher, puisqu’une brume enveloppe par moments la salle, donnant l’impression au public de palper les nuages. Comme si l’on avait été surpris par une violente tempête, l’atmosphère nous plonge dans le chaos des perceptions, engendrant une désorientation spatiale, un brouillage des repères temporels, voire une certaine confusion. De fait, la mise en scène remplit un double objectif, aussi bien pragmatique que symbolique : d’abord, réinitialiser les sens du public pour le disposer à un état d’écoute renouvelé; ensuite, illustrer l’effondrement intérieur causé par l’épreuve de la perte, laquelle se vit comme une véritable tempête intérieure.

L’effet est hallucinatoire, provoquant non seulement la désorientation escomptée, mais induisant aussi un sentiment de dépersonnalisation. Émergeant de la tempête, je me sentais vidée, habitée par l’impression d’incarner cette femme qui, se tenant sur la scène, constate la disparition de son amour en observant le pli des draps froids. Dans la salle, chacun et chacune avait regagné sa « petite maison de douleur » (pour reprendre une expression employée dans la pièce) tandis que dehors, la tempête faisait toujours rage.

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Photo : Jonathan Lorange

Endolori

White Out parvient ainsi à l’expression d’un état psychique à la fois intime et universel, celui de la douleur, dont les signes extérieurs (mimiques, sons, désignations linguistiques), s’ils ne sont que les différentes manifestations d’une sensation interne plus profonde, représentent pourtant une expérience partagée, communicable et comprise de toutes et de tous. Tel que l’écrivait Wittgenstein dans les Remarques philosophiques, « [l]orsque je plains quelqu’un parce qu’il souffre, j’imagine certes sa douleur, mais j’imagine que c’est moi qui l’ai ». C’est peut-être à partir d’une telle intuition que se déploie l’univers onirique de la pièce, où la douleur mise en scène n’appartient à personne, étant toujours contaminée par celle ou celui qui l’imagine. Cette réflexion fait par ailleurs écho au processus créatif ayant mené à White Out qui, précise Ouellette, a pour origine une « zone très sensible et émotive », laquelle a cependant pris forme en trio, c’est-à-dire en collaboration constante avec la conceptrice d’éclairages Nancy Bussières et le concepteur sonore Thomas Sinou. En résulte une lente dissipation des mots dans la lumière, remplacés au fur et à mesure par des sons et des gestes de plus en plus expressifs.

Bain de mer

Puis, lentement, la douleur s’estompe. Son expression se fait moins brutale, et si, dehors, le temps demeure mauvais, les draps se lèvent comme des voiles. Des enfants font leur apparition sur le plateau, entourant la femme ensommeillée. Ces derniers jouent à cache-cache avec l’absence. Leur spontanéité donne à la perte une dimension presque ludique, l’occasion d’apprivoiser un peu le vide. Les gestes des interprètes, subjugués par le jeu d’éclairage, suffisent à transmettre l’idée d’une guérison sans jamais la nommer. Telle est la magie de White Out, une création dont la lumière éclipse, littéralement, les mots, chassant la douleur comme le vent les nuages. Complices, les interprètes finissent par quitter le plateau deux à deux, revêtant l’apparence de chenilles sous les draps.

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Photo : Jonathan Lorange

Pour apprécier White Out, il faut s’abandonner entièrement à l’environnement exalté proposé en acceptant l’inconfort de se sentir un peu hors de soi.  Il s’agit d’une expérience esthétique profondément déstabilisante, aux limites de l’angoisse. Mais le jeu en vaut définitivement la chandelle, puisqu’on en ressort complètement revigoré, comme après un bain de mer qui aurait lavé nos blessures.

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