Ni dehors, ni dedans

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06.04.2017

STATUER. Les figures du socle, Partie I et II, par Emmanuel Galland, présentée aux galeries Art Action Actuel (Saint-Jean-sur-Richelieu, du 2 au 25 février 2017) et B-312 (Montréal, du 2 mars au 8 avril 2017).

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Thématiser le socle est une idée de commissariat judicieuse. Figure qui signale l’autorité du monument ou encore déictique que les avant-gardes ont précisément utilisé afin de déboulonner le primat de l’esthétique en posant sur lui le ready-made, le socle ressort à une matérialité vers laquelle les artistes se sont ponctuellement retourné. Selon la théoricienne Rosalind Krauss /01 /01
« Échelle/monumentalité, Modernisme/postmodernisme, La ruse de Brancusi » dans Qu’est-ce que la sculpture moderne ?, Paris, Éditions du Centre Pompidou, 1986.
, la sculpture moderne aurait en effet frayé un champ d’expérience en se préoccupant de dissoudre un rapport objet-sujet par trop paramétré par le socle, jusqu’à rendre caduque le terme même de sculpture, avec les aventures de l’installation et de la performance.

Mais qu’advient-il du socle, bien après le passage du minimalisme, de l’émergence de l’in situ et des fragmentations post-modernes ?

Oscillation constituante

Le commissaire et artiste Emmanuel Galland ouvre ce vaste chantier de réflexion, en proposant une exposition en deux temps, aux galeries Art Action Actuel, à Saint-Jean-sur-Richelieu, et B-312, à Montréal. Aussi cette double mobilisation permet-elle de multiplier les pistes, s’appuyant de surcroît sur la possibilité d’agencer les œuvres dans des espaces contrastés.  

Ce n’est pas la première fois qu’on voit surgir dans les préoccupations de Galland un intérêt pour ce qui a la particularité de chevaucher le vocabulaire interne des œuvres et les dispositifs extérieurs qui en entourent l’apparition. Dans AVENIR AVENUE (PREQUEL) (2014), l’artiste s’amusait, en collaboration avec François Lalumière, à dérouter les trajectoires suggérées par les barrières directionnelles utilisées lors des expositions. Dans PEUT MIEUX FAIRE – Cahiers d’exercice (2009-2016), c’était le commissaire qui invitait les artistes à investir le cahier Canada, comme pour mieux faire ressortir les marges d’un objet usuel et banalisé.

Le socle s’inscrit dans cette croisée réflexive, pris en écharpe entre implication artistique et distance de commissaire. La référence à la notion de parergon de Jacques Derrida, loin d’être gratuite, me sert ici à préciser une posture de l’entre-deux, en plus de fournir une assise théorique qui semble parcourir l’ensemble de l’exposition. Le parergon est pour ainsi dire un angle où vient s’abîmer une pensée se rebiffant contre ce qui la déborde et l’affleure ; il est ce qui déboussole la séparation nette entre l’intrinsèque et l’extrinsèque, la forme et la matière ; ce qui peut, tour à tour, rapprocher et mettre à distance, canaliser notre attention ou bien échouer à l’orienter. Le parergon est « ni simplement dehors ni simplement dedans » /02 /02
La Vérité en peinture, Jacques Derrida, Paris, Flammarion, 1978, p.63
.  C’est cette oscillation constituante que les œuvres réunies dans Statuer : Les figures du socles I et II explorent et qui semble, au fond, incarner la posture de Galland.

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Jacinthe Loranger, Bananapocalypse Now ! 3, 2017, Installation : sérigraphie, collage, cartons, socles
(photo : Michel Dubreuil, Art Action Actuel)

De l’histoire abordée sous le mode de l’ironie avec le trio Acapulco (« Une ville riche d’histoire qui ose en mariant l’art contemporain à un patrimoine imposant », tiré du document Vision de l’art public de la Ville de Québec 2013-2020, 2016; Culture matérielle (civilisation), 2016; Fait divers (faïence), 2016), aux « mythologies qui fondent au soleil comme de la crème glacée » de Jacinthe Loranger (Bananapocalypse Now ! 3, 2017) en allant vers la référence antique passée au crible de la dérision chez Valerie Blass (Mon bâton préféré tenu par l’homme ciment, 2008), le corpus tire en effet parti de ce que le socle a le pouvoir de renverser, d’infiltrer, de retourner, en exploitant les décalages, non sans humour.

À Art Action Actuel, une dimension iconoclaste se fait jour. En venant mettre en exergue la destruction de monuments (Acapulco, Culture matérielle (civilisation), 2016) ou étant disséminé au sein d’installations dont l’abondance de figures et d’objets en interrogent la portée (Science molle, Descôteaux, 2016, Bananapocalypse Now ! 3, 2017, Loranger), le socle semble être mis sous examen. C’est également la monumentalité chez Annie Descôteaux qui est moquée, dans des collages qui misent sur l’économie et l’aplat des formes (Bic, 2015, Monument, 2014).

La proximité spatiale et thématique des œuvres de BGL (Extrait d’atelier avec Sealtest, 2015) et de Nik Mirus (Milk Crates and Painted 24’s #1, #2, #4, 2015) suggère l’artificialité de la séparation entre intérieur et extérieur, sur le motif de la caisse de lait. Le socle-caisse de lait apparaît ainsi rempli de blocs de couleurs, dans les photographies de Nik Mirus, où c’est également le contraste entre volume isométrique des formes et planéité du support qui met sous tension la délimitation du dehors et du dedans de la représentation. BGL renverse la fonction de contenant de la caisse de lait pour en faire un piédestal de fortune sur lequel trônent, dans une composition verticale, pots et pinceaux éclaboussés de peinture, l’intérieur de l’atelier, suggéré par la voie de la métonymie, devenant dès lors l’objet exposé.

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BGL, Extrait d’atelier avec Sealtest, 2015 et Nik Mirus, Milk Crates and Painted 24’s #1, #2, #4, 2015
(photo : Michel Dubreuil, Art Action Actuel)

Principe d’approche

À la Galerie B-312, le socle est davantage mis en valeur dans ses dimensions tactile et matérielle ainsi qu’en tant que ce qui orchestre le principe d’approche des œuvres, en autant de variations sur le volume, la hauteur, l’arrangement, la nature. Le socle ici cerne des objets qui offrent une résistance.

Si les œuvres de Jacinthe Loranger (John Cassavetes, 2017, Socle Pizza Pizza, 2017) tournent en dérision la valeur de démonstration du socle en appuyant le contraste entre visibilité du piédestal et trivialité des objets pastichés (une pizza et un cendrier rempli de mégots), manipulant de surcroît le regard en le soumettant à une vue en plongée, la série de Chloé Desjardins (extraits de Quelque chose, 2011-2012 et de L’atelier du sculpteur, 2013-2014) en interroge la dimension conventionnelle à l’aune de la répétition. Tour à tour enveloppé de papier, creusé en son centre, soutenant un morceau de plâtre à l’aspect minéral ou encore mis en vitrine et prolongé par une forme cubique, les socles-sculptures de Desjardins brouillent la limite entre les gestes de montrer et de faire.

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Annie Descoteaux, Bic, 2015, Monument, 2014, Collage sur papier
(photo : Michel Dubreuil, Art Action Actuel);
Chloé Desjardins, extraits de Quelque chose, 2011-2013 et de L’atelier du sculpteur, 2013-2014 et Jacinthe Loranger, Pizza Socle Socle, 2015 (photo : Paul Litherland, Galerie B-312)

Dans cette même salle, les extraits d’installation de Mathieu Cardin (Il n’en est rien, 2016-2017) et de Gabriel Morest (Au pied des monuments d’émeutes grecs, 2015-2016) diversifient les points de vue et font foisonner le socle en intégrant sa fonction de présentoir dans des structures qui évoquent le mobilier. Sur ces structures sont déposés des bustes, des objets assemblés, des formes naturelles, réfléchissant l’aspect routinier du geste de disposer et de collectionner.

Les œuvres d’Adam Basanta et de Guillaume La Brie étoffent la thématique en intégrant d’autres médiums. Basanta (Message Past Future, 2015) suggère la dimension sculpturale du son et plonge l’exposition dans une ambiance sonore énigmatique, en trois enregistrements qui jouent en boucle, issus d’appareils audiocassettes posés sur des piédestaux.

La contribution de La Brie ajoute une tonalité affective à l’ensemble et lui donne dès lors un certain envol. Regard de proximité (2012) fixe l’image d’une fillette dont le corps s’emboîte dans un socle créé à cet effet. La captation photographique du moment met l’emphase sur l’effusion, dans un contexte muséal. Jouant sur l’échec du parergon à orienter notre attention sur l’œuvre, cette petite image habite toute l’exposition en venant battre en brèche l’interdit muséal du toucher et en venant réfléchir la dimension paradoxale de ce que l’auteur Jean-Paul Chavent /03 /03
Approche du principe d’éloignement, Jean-Paul Chavent, 2012, Paris : Leo Scheer. 
appelle l’approche du principe d’éloignement, soit un désir qui n’atteint son objet qu’en habitant ses abords. L’enfant, concentrée et se prêtant totalement à l’artifice du socle, rappelle également l’esprit du jeu sérieux, où l’on aborde le sujet par la voie joyeuse du renversement. Un serio ludere donnant le ton à cette exposition qui propose une réflexion d’envergure, en s’amusant à faire fructifier des figures où le socle voit son autorité démise ou du moins questionnée et qui sollicite directement le spectateur, par la grande variété des modes d’adresse que forment les œuvres rassemblées.

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Regard de proximité, photographie, Guillaume La Brie – Action sculpture au Musée de Toulon (France) en 2012, tirage numérique 1/5 de 2017, 40 x 40 cm. Avec la participation de Constance La Brie. 

image d’accueil : BGL, Extrait d’atelier avec Sealtest (détail), 2015. photo : Michel Dubreuil, Action Art Actuel)

 

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« Échelle/monumentalité, Modernisme/postmodernisme, La ruse de Brancusi » dans Qu’est-ce que la sculpture moderne ?, Paris, Éditions du Centre Pompidou, 1986.
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La Vérité en peinture, Jacques Derrida, Paris, Flammarion, 1978, p.63
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Approche du principe d’éloignement, Jean-Paul Chavent, 2012, Paris : Leo Scheer. 

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