Mythologies nouveaux genres

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20.09.2018

Eve 2050, création et production : Van Grimde Corps Secrets ; Direction artistique et chorégraphie : Isabelle Van Grimde ; Assistante à la chorégraphie : Sophie Breton ; Interprétation : Sophie Breton, Félix Cossette, Chi Long, Justin De Luna, Marine Rixhon, Gabrielle Roy ; Design d’interaction visuelle et montages vidéo de l’installation : Jérôme Delapierre ; Musique et design sonore : Thom Gossage ; Design d’interaction sonore et sonorisation : Frédéric Filteau. Présenté à Agora de la danse (Montréal) du 19 au 21 septembre 2018.

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Eve 2050, présenté en trois volets, se clôt avec une œuvre scénique de trente minutes dans laquelle la chorégraphe et directrice artistique, Isabelle Van Grimde, présente, selon ce qu’annonce le programme, sa version de l’Ève de 2050. Nous sommes donc plongés dans un univers futuriste où la danse fricote avec la science-fiction, l’anticipation. Les corps de six danseurs occupent l’espace et servent d’archétypes. Leur costume (ou leur coiffure), dans un beige monochrome, offrent plus facilement les corps aux projections et aux jeux de lumières, omniprésents. Leurs formes biomécaniques rappellent tantôt les figures filiformes des statues grecques, tantôt des corps gréco-romains ou d’androgynes. Le spectateur entre en visiteur dans l’espace scénique et peut dès le départ interagir avec les dispositifs mis en place, que ce soient les panneaux sur lesquels sont projetés les vidéos et éclairages, les sculptures de la série Family Portrait, de Marilene Olivier, ou une table en marbre à hauteur du sol, sur laquelle est couchée l’une des interprètes. Lorsque les spectateurs entrent dans l’espace, les danseurs se tiennent immobiles, comme les gardiens des œuvres – ou comme des œuvres eux-mêmes.

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Pour le deuxième volet de la création, les spectateurs sont invités à déambuler et à tester le caractère interactif des installations. De ce point de vue, l’installation semblait extrêmement complexe, et s’il était annoncé qu’elle réagissait aux mouvements des corps, cet aspect était très difficile à décoder. La réaction étant si difficilement perceptible, l’aspect ludique devenait ardu à percevoir, et l’intérêt du public à l’égard de l’interactivité en était un peu amoindri. Cependant, les projections vidéo, les éclairages, la sonorisation et leurs designs respectifs méritent une mention particulière et constituent l’un des intérêts majeurs du spectacle. Par ailleurs, le premier volet du triptyque, une web-série en cinq épisodes, vaut également d’être saluée. Il s’agit de cinq vidéo-danses d’environ cinq minutes chacune, dans lesquelles on trouve explicité l’univers de la pièce, avec des décors hauts en couleur et d’une ingéniosité très poétique. Les danseurs affrontent le désert, les montagnes, des décors extravagants teintés d’une touche post-apocalyptique. S’il est une chose que l’on peut suggérer, c’est de regarder ce premier volet (la web-série) en dernier, puisque c’est le plus intéressant. C’est là que les contacts entre les danseurs sont les plus riches, avec des duos d’une grande profondeur narrative et symbolique. C’est également là que les propos sont les plus développés par rapport à la prémisse de départ et à la projection de cette image d’Ève dans le passé comme dans le futur.

La scène atemporelle

L’imagerie des vidéos et les éléments projetés pendant l’œuvre scénique s’adressent à notre imaginaire poétique, faisant à gauche et à droite de petites références à quelques classiques de la science-fiction et à leur esthétique, à savoir l’univers sépia-doré et les stores horizontaux de Blade Runner, que rappellent les magnifiques sculptures toutes en lattes de Marilene Olivier, ou encore le monolithe qu’on aperçoit dans un désert de sable, sorte d’hybride entre 2001 et Dune. Ces images sont projetées comme des bribes de rêves pendant que la danseuse Chi Long est étendue sur la table, qui rappelle à la fois le lieu du sommeil et celui, plus froid, de la table de laboratoire. Tout au long de la pièce, Long se joindra aux autres danseurs, et tous vont interagir avec les projections, qui deviennent, finalement, leurs partenaires.

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L’aspect scientifique, robotique, biomécanique, transcende la pièce. Son esthétique, résultat d’une recherche admirablement étoffée, propose une réflexion sur l’identité par le corps et les métamorphoses qu’on inflige à celui-ci avec les possibilités qu’offre la technologie. L’imaginaire, le poétique, mais également la science (l’immersion sonore est en fréquences très électriques, spasmodiques ; les notes les plus organiques ramènent aux sources, à l’eau) en font un tout plutôt froid. Comme si l’anticipation, le futurisme n’avait trouvé aucun salut du côté de la chaleur humaine. Pendant l’œuvre scénique, les contacts entre les interprètes sont rarissimes, se comptent sur une main. Les Ève se veillent sur le lit ou la table d’opération ou se rencontrent dans des univers parallèles, qui ne se touchent pas. Sur scène, les interactions se font principalement avec les panneaux, avec les projections, avec des reflets. On trouve très peu d’échanges directs entre les danseurs, sauf lorsqu’ils se disent tous la même chose, c’est-à-dire lorsque leur chorégraphie est à l’unisson ou en canon. Fente, bras pointé, retour vers soi, répétition de ce geste, puis couché, avec parfois une petite prière, une révérence. Au travers de ces tentatives d’atteindre l’autre, on compte une certaine présence dans les regards de Chi Long et de Sophie Breton, qui portent dans leurs yeux les recherches d’Ève.

Mais la gestuelle est minimaliste, précise, adopte une ligne claire. On trouve d’ailleurs beaucoup de lignes dans cette esthétique, qu’il s’agisse de lignes droites ou courbes, sinueuses, à l’instar de cette très belle projection des artères, comme des canalisations ou des racines, sur le dos des danseurs. Cette ligne est aussi celle du temps, qui unit, au final, ces six archétypes, ces six Ève, modernes ou classiques. Hommes comme femmes, ces Ève rappellent les Marguerite(s) qui nous avaient récemment été livrées sur les plateaux de l’Espace Go. On y voit peut-être poindre une petite tendance, dans notre dramaturgie actuelle, à revisiter l’histoire, à réactualiser ou dépoussiérer nos bonnes vieilles mythologies (et retrouver les femmes sous le tapis) pour s’en bâtir de nouvelles, qui auraient un petit je-ne-sais-quoi de moins genré. Finalement, c’est dans ce propos sur l’identité que l’on trouvera l’espoir, là que l’anticipation évite l’apocalyptique et trouve son salut.

crédits photos: Robert Desroches.

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