Moi, ce que j’aime, c’est les monstres : tendre bestiaire

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21.11.2018

Emil Ferris, Moi ce que j’aime, c’est les monstres. Livre premier, Alto 2018, 416 p.

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Écoulée peu de temps après sa sortie à la fin de l’été dernier, la traduction française de la première partie de Moi, ce que j’aime, c’est les monstres d’Emil Ferris revenait en force la semaine dernière chez votre libraire préféré. L’histoire du livre est connue : Antoine Tanguay, directeur de la maison d’édition Alto, en pince pour My Favorite Thing is Monsters. Le livre est d’abord paru à l’enseigne de Fantagraphics, à Seattle, et a été acclamé par nul autre qu’Art Spiegelman. L’éditeur québécois s’associe alors à Monsieur Toussaint Louverture, maison d’édition française, pour en obtenir les droits de traduction. Le succès dans l’espace francophone sera instantané.

L’histoire de son autrice aussi est connue /01 /01
Voir, entre autres, l’article de Chantal Guy dans La Presse : https://www.lapresse.ca/arts/livres/entrevues/201808/28/01-5194524-le-fabuleux-destin-demil-ferris.php ou encore la description du projet sur le site de l’éditeur Monsieur Toussaint Louverture : http://www.monsieurtoussaintlouverture.net/Livres/Emil_Ferris/index.html
 : celle qui se voit ici comme une sorcière s’est rapidement vue propulsée au cœur d’un véritable conte de fées. En 2017, après plus de 16 ans de labeur intense, près de 48 refus d’éditeurs et des problèmes inimaginables du côté de l’impression, la malédiction est levée et Emil Ferris peut enfin pousser son « It’s alive! » Mais, au-delà de l’anecdote sur sa créatrice et de ses conditions de publication particulières, Moi, ce que j’aime, c’est les monstres demeure un ouvrage fascinant, qui invite, certes, à la métaphore monstrueuse, mais qui est surtout un magnifique plaidoyer pour l’art et son histoire. Tant par sa forme que par son contenu, le livre propose une galerie de portraits empreints d’un humanisme que sous-tend une histoire de l’art salvatrice. Là encore, il n’y a qu’un pas à faire pour franchir la frontière qui sépare la vie de l’autrice de celle de ses personnages.

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Le regard lucide de l’enfance

Dans le Chicago des années 1960, Karen Reyes, 10 ans, est un loup-garou. Dès les premières pages, ceux que la gamine considère comme les autres, les « g.e.n.s. », avec la complicité du lecteur, sont témoins de sa transformation. Le masque ainsi enfilé permettra à l’enfant de porter un regard curieux mais distancié, presque anthropologique, sur des créatures auxquelles elle ne veut pas s’identifier. « [J]e savais qu’ils étaient là, dehors, les g.e.n.s., et qu’un de ces quatre, j’allais y passer. Oh, j’avais pas peur qu’ils me tuent ça non, pfff… j’avais peur qu’ils finissent par me faire devenir comme eux… grossiers, ennuyeux, nuls, stupides = g.e.n.s. ». À cette anxiété face à l’aliénation du monde adulte, en apparence enfantine, s’oppose un amour profond et inconditionnel pour certains spécimens. C’est à travers ce paradoxe de l’enfance que Karen ouvre une enquête sur la mort mystérieuse d’une belle et solitaire voisine, trame de fond, voire prétexte, à l’élaboration d’un véritable bestiaire « humain ».

Sous la forme d’un journal écrit dans un cahier ligné à reliure spirale, Emil Ferris/Karen Reyes documente les événements entourant l’apparent suicide d’Anka, juive rescapée des camps de concentration. Narrée au « je », l’histoire est perçue du point de vue de la gamine. Les nombreuses descriptions, les bribes de conversations, la panoplie de détails textuels et visuels éparpillés sur les pages rappellent le bouillonnement de l’imagination propre à l’enfance. Derrière son masque, en toute innocence, la jeune louve étudie la faune qui l’entoure et pose des diagnostiques profonds, peut-être sans le savoir. Elle fait alors tomber les masques : pour certains, le monstre laisse place l’humain, alors que pour d’autres, l’humain cache le monstre. C’est ainsi qu’on est ramené à cette réflexion profonde de Karen, posée dès le début : « Le dictionnaire lui, il dit que le mot monstre, ça vient du latin monstrum, et ça veut dire montrer, comme dans démonstration. » C’est exactement ce que fait l’autrice par le biais de son personnage : elle trace des portraits complexes et dévoile la nature profonde des acteurs du drame par le regard sans censure d’une enfant, qu’elle double du masque de la monstration.

Entre l’art populaire et le savant

Le roman entier est traversé par l’art et son histoire. Tout cet aspect du récit repose sur les épaules de Diego Zapata Reyes, Deeze, artiste et frère aîné bienveillant de Karen, qui l’initie à l’histoire de l’art. Régulièrement, il amène sa sœur dans les musées pour contempler les grands classiques ; régulièrement aussi, il lui offre des magazines d’horreur dans lesquels la petite louve assouvit en partie son intérêt pour les monstres. S’ils sont de chaleureuses occasions de rapprochement entre les deux personnages, ces moments artistiques sont aussi, pour la jeune fille, une forme d’exercice de lecture sans filtre des œuvres, capacité qui se perd, paraît-il, en vieillissant. Ainsi, à la figure du monstre, s’ajoute l’art en tant que discours, en tant que regard porté sur les choses. Quoi de mieux qu’une enfant pour incarner la justesse d’un modèle de regard exemplaire, dépourvu de jugement, et d’une pensée qui n’a encore rien perdu de sa spontanéité ?

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Cela dit, l’art ne se cantonne pas au texte écrit. Tout le livre suinte l’art. Emil Ferris a réalisé un tour de force en dessinant les images qui le composent entièrement au stylo à bille : leur réalisme est époustouflant. Mettant de côté la forme habituelle de la bande dessinée, dans laquelle les planches de cases se suivent, l’artiste a opté pour une mise en page qui colle de près à celle du journal et dans laquelle le texte s’insère à travers des images dispersées sur les feuillets. Ici, un détail qui colle à une description ; là, un plan d’ensemble qui résume une pensée. Les images sont une porte ouverte sur la réalité telle qu’elle est perçue par Karen : dure, bizarre, crue, remplie, tendre. Ferris s’est approprié les œuvres pour les faire vivre à travers ses personnages et son livre. Chaque chapitre est annoncé par la page couverture d’un magazine (offert par Deeze) sur laquelle des monstres agissent comme amorces pour la suite de l’histoire. Les reproductions d’œuvres abondent au cours des pages et leur interprétation par l’enfant donne lieu à de véritables réappropriations.

Projet titanesque, Moi, ce que j’aime, c’est les monstres est avant tout un roman graphique d’apprentissage dans lequel images et textes mettent au jour une forme de drame de l’enfance. D’une beauté et d’une laideur à la fois plastiques et humaines, les portraits peints sont le reflet authentique d’un monde vu par la lorgnette d’une enfant innocente, mais lucide, à qui l’horreur ordinaire se dévoile. Dans leur enveloppe monstrueuse, refuge douillet et centre d’observation, la jeune fille et le livre nous rappellent combien l’art propose une ouverture au monde et fait émerger différents biais de compréhension face à ce qui nous entoure.

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Voir, entre autres, l’article de Chantal Guy dans La Presse : https://www.lapresse.ca/arts/livres/entrevues/201808/28/01-5194524-le-fabuleux-destin-demil-ferris.php ou encore la description du projet sur le site de l’éditeur Monsieur Toussaint Louverture : http://www.monsieurtoussaintlouverture.net/Livres/Emil_Ferris/index.html

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