M.I.L.F. : légitime furie

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10.04.2018

Marjolaine Beauchamp, M.I.L.F., Éditions Somme Toute, 2018, 80 p.

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« Le reste du temps moi Émilie
J’fais des enfants et puis des pères
Je lay off les pères
Je garde les enfants
Et puis je deviens moche »
Marjolaine Beauchamp, Fourrer le feu,
Les Éditions de l’Écrou, 2016, p. 57

En mai 2017, des spectateurs sont invités à un laboratoire de création au Centre d’exposition l’Imagier, dans le vieux Aylmer, à Gatineau. Puisque les murs du centre n’abritent aucune exposition, les locaux faisant l’objet d’un projet de reconstruction, c’est l’occasion idéale d’utiliser le plancher de grosses lattes de bois pour une lecture théâtrale. L’espace restreint de la petite galerie feutrée, qui ne peut accueillir que quelques dizaines de personnes, accentue le caractère intime des propos des personnages. Ceux-ci livrent des extraits de M.I.L.F., de Marjolaine Beauchamp, un recueil portant sur la sexualité post-maternité. Déjà, à la fin de son recueil de poèmes Fourrer le feu paru en 2016, Marjolaine Beauchamp se réservait « sans vergogne » le titre de M.I.L.F. pour une œuvre à venir. Le laboratoire se révèle intense, mais trop court, et les spectateurs, afin de réitérer ou de prolonger l’expérience, devront attendre la présentation de la pièce par le Théâtre du Trillium en septembre 2017, ou la publication du texte complet chez Somme Toute en mars 2018.

 
À la frontière entre le théâtre et la poésie, sans véritable intrigue ni dialogue, ce texte est formé de monologues dont le rythme, donné par les phrases courtes très proche de la forme du vers, rappelle celui des recueils poétiques de la slammeuse à l’œuvre cohérente (Aux Plexus, L’Écrou, 2011 et Fourrer le feu, L’Écrou, 2016). Les trois mères peuvent sembler difficiles à différencier l’une de l’autre, mais puisque leurs récits se complètent, se recoupent, et qu’elles unissent parfois leur voix, elles peuvent être considérées comme différents points de vue sur ce que représente être une mère plutôt que d’être envisagées à la manière de personnages bien définis. Ceux-ci, d’ailleurs, ne sont pas désignés par des prénoms mais plutôt par des étiquettes sociales : M.I.L.F. (mother I would like to fuck), M.I.L.K. (mother I would like to kill) et M.I.L.S. (mother I would like to save). La M.I.L.F. est bien sûr tirée de la pornographie, et la M.I.L.K. vient d’une page brutale de Tumblr qui recense des publications de mères jugées exaspérantes. Quant à la M.I.L.S., elle semble issue de l’imaginaire de l’auteure. Beauchamp récupère ainsi de manière subversive de la fameuse triade mère, vierge ou pute en gommant les distinctions entre chacune, les trois M.I.L. présentant à divers degrés tous ces aspects.
 

Furieuses, tendres et désirantes
 

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« T’es déçu? / Dis-lé / Chus pas cadrée comme su’ ma photo / En plus j’viens avec des jambes pis un cul » : d’abord définies de l’extérieur, notamment par le regard de l’homme (le fameux male gaze soulevé en premier lieu par Laura Mulvey dans les années 1970), les trois M.I.L. prennent le plancher, la parole et une part de leur pouvoir. Elles se réapproprient le M.I.L. et le tordent pour lui donner une nouvelle résonnance. D’objets, les M.I.L. deviennent sujets. Elles sont des mothers who would like to fuck, agissantes, porteuse d’un regard (« Sa graine noire / Son dos, ses fesses »), et de désirs : « Moi mon top fantasme, c’est de baiser avec un homme du pouvoir / Un homme à l’aise / En anglais, on dit « I wanna fuck the privilege out of you » ».

Résistantes face aux privilèges des hommes, d’autant plus qu’elles viennent d’un milieu de « mères HLM en joggings pis en leggings qui coupent sur leur loyer », elles osent la colère, d’ordinaire si mal vue chez les femmes; « Oui j’ai besoin d’crier! ». Cette juste colère s’exprime sur plusieurs fronts, envers les enfants, les pères peu fiables et les amants potentiels. Elles dénoncent la fausse idolâtrie du corps des femmes : « un temple y a du monde en esti qui rentre dedans, du monde, des bébés ». Le ressentiment se tourne également vers les mères dans un passage douloureux où la M.I.L.K. tente de régler ses comptes avec sa propre mère. Les M.I.L. veulent conserver une vie sexuelle, « devenir une vieille câlisse qu’y’a pas de cul ni d’amour / No way! ». Les aïeules peuvent agir en guise de repoussoir, mais également de modèle, comme la grand-mère Ma Dalton, « une chick / pas d’pantoufles », qui est parvenue à demeurer une femme forte, sensuelle, tout en offrant à sa petite-fille un giron de réconfort.

Avec des touches d’humour grinçant, une langue familière, parfois trash comme les dessins qui accompagnent le texte, il y a une puissance dans la voix de Marjolaine Beauchamp qui peut déranger ; or, certaines choses ont bien besoin de l’être. En attendant que les regards changent, les M.I.L. connaissent par moments une grande solitude, comme dans l’histoire de « La baleine la plus seule au monde » dont le cri ne peut être entendu de ses congénères. Mais le cri des M.I.L., lui, est rassembleur, et ces récits insistent sur la beauté de la sororité de celles qui prennent le crachoir ensemble, d’une brigade de mères « crissement pas fiables mais si loyales […], autodidactes et irrévérencieuses ».

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