Mike : créer le parfait espace

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Photo : Carla Schleiffer

Mike. Création et interprétation : Dana Michel. Élan artistique : Viva Delorme + Ellen Furey + Peter James + Heidi Louis + Tracy Maurice + Roscoe Michel + Karlyn Percil + Yoan Sorin; conseil scénographie et direction technique : Romain Guillet; conseil son : David Drury; production : Viva Delorme + Dana Michel ̶  SCORP CORPS; diffusion: Anna Skonecka + Koen Vanhove  ̶  Key Performance, une production de SCORP CORPS, présentée au Pavillon Sherbrooke de l’UQÀM dans le cadre du Festival TransAmériques, du 1er au 4 juin 2023.

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Dans sa nouvelle création présentée au FTA en première nord-américaine, Dana Michel oriente son analyse vers notre quotidien. Chorégraphe et performeuse maniant avec adresse les codes (non loin d’être unanimes et continuellement en mouvance) de la performance, elle est aussi une habile artisane du ressenti. Mike est un laboratoire dans lequel on accepte de vivre avec l’artiste une expérience humaine et douce.

Dana Michel nous invite ainsi à être des observateurices actif·ve·s tandis que son personnage, Mike, navigue dans l’espace de long en large. Dans cette salle du Pavillon Sherbrooke (UQÀM), il marche, s’arrête, se pose, se couche, se relève, hésite, pense toujours dans un élan continu à travers les nombreux objets qui l’entourent. Parsemés ici et là, ces divers accessoires, tels que des vêtements, des tapis, des appareils électroniques, des lampes, portent le poids de leur fonction utilitaire, renvoyant à des tâches précises qui prennent racine dans la prévisibilité de nos routines. L’artiste est d’ailleurs elle-même vêtue d’une tenue rappelant l’uniforme d’un agent de piste, mais qui pourrait aussi être celui d’un livreur ou d’un employé d’entrepôt.

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Photo : Carla Schleiffer

Je reviens au mot invitation, car nul n’est obligé de rester pendant la totalité des trois heures que dure la performance. La porte de la salle demeure grande ouverte. On sent que l’artiste nous accorde une grande confiance et fait preuve d’une grande empathie en nous donnant la liberté de recevoir sa proposition selon notre capacité et notre disposition. Le pari est remporté, puisque nous avons tout de même grandement envie de l’accompagner jusqu’au bout de cette traversée, d’embrasser l’exigence dont elle fait preuve.

Mécanique du labeur

Mike est une mise en scène d’une journée de travail où l’artiste s’attelle à des tâches constamment interrompues, reprises, puis remises en suspens. L’interprète change d’espace comme de tâche sans se précipiter, conférant un doux flottement à ses mouvements. Les pauses qu’elle prend à tout endroit, parfois si proche des corps présents, créent des moments hors du temps.

L’artiste disparaît, réapparait, dans un jeu de cache-cache avec le public qui, on le rappelle, est libre de bouger, de la suivre dans ses déambulations. Par moment, le celui-ci n’a pas le choix de s’adapter à l’espace, qui se retrouve coupé en deux par des panneaux mobiles. L’artiste n’hésite pas à jouer de ces déplacements.

Mais il serait faux de dire que nous sommes contraint·e·s : on peut faire le choix de rester au même endroit durant toute la performance. On choisit alors parfois de perdre Mike de vue ou de se retrouver dans la partie non éclairée de la pièce. On se fie alors à la texture du son environnant, que ce soit à travers des notes musicales, des sons induits par le froissement du papier ou grâce aux rires provoqués par une série de gestes absurdes. La connexion avec l’artiste se manifeste en nous à travers tous nos sens, ce qui souligne son talent pour manipuler la matière. Même lorsqu’elle disparaît de notre champ de vision, elle reste présente à notre esprit.

Ce va-et-vient est inconfortable, d’abord par sa durée, puis parce qu’il révèle le conformisme et la répétition des actions qui caractérisent nos existences – en particulier la part de cette dernière qui doit être productive économiquement et l’aliénation qui accompagne cette pression au rendement. La performance cherche ainsi à rendre visible les travailleurs·euses de l’ombre comme l’ont fait des artistes telles que Mierle Laderman Ukeles dans The Art of Work, puis avec Sanitation Touch (1978-1980). Après tout, la création est une sorte d’hommage au père de Dana Michel, qui a toujours œuvré comme agent d’entretien dans le réseau de la santé.

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Photo : Carla Schleiffer

Un portrait poétique

Malgré tout, ce discours autour du travail et de son carcan formaté est présenté avec une telle sensibilité et une telle fluidité que l’on aurait pu continuer à regarder Dana Michel se mouvoir longtemps (en s’accordant peut-être des siestes intermittentes, ce que certaines personnes ont d’ailleurs fait). L’univers qu’elle arrive à créer et ce qu’elle parvient, comme interprète, à transmettre dans ses expressions comiques, ses mouvements faussement involontaires, est subjuguant et provoque l’engagement du public. Son personnage ne cadre avec la rigueur de ce qu’on lui impose. Il est doux et touchant. Si bien que l’on se demande comment des sensibilités comme celles-ci prennent place dans un monde où notre présence doit être justifiée, valable, quantifiable. Mike n’offre peut-être pas de réponse, mais propose une expérience originale et instaure une ambiance apaisante, propice à l’émergence de ce questionnement : comment prendre soin des oublié·e·s ?.

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