Mémoires arides d’une civilisation troublée

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31.05.2021

Them Voices, un spectacle de Lara Kramer Danse. Conception, création, scénographie et interprétation : Lara Kramer. Conception sonore : Lara Kramer + Simon Riverin. Regards extérieurs : Faye Mullen + Peter James. Gardienne du savoir : Ida Baptiste. Aîné :  Emerson Ninigishki’ing. Documentation : Ivanie Aubin-Malo + James Oscar. Conception lumière : Hugo Dalphond. Direction technique : Simon Riverin. Régie : Joannie Vignola.  Coproduction : Festival TransAmériques. Création au Festival TransAmériques, Montréal, le 27 mai 2021. En spectacle jusqu’au 30 mai.

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Them Voices : énigmatique, agrammatical, étrange, c’est un poème, le titre décalé d’un chant qui fait entendre le son de sa mémoire. Une interpellation de fantômes. Et la suite montrera qu’en effet ils sont là, conseillers artistiques et culturels sans visages, anonymes, résumés par celle qui les diffuse, Lara Kramer, entre des sacs poubelles. Errants informes et égarés, ces incarnations tournent en rond dans leurs impossibles lieux de déshérence, livrant leur santé mentale incertaine.

Au début des années 1990 naissait le « théâtre à risque ». Théâtre sans texte, dés-institutionnalisé, la notion de personnage y laissait place à un acteur-narrateur impliqué par le rejet des oppressions. Il perturbait la scène théâtrale par une distorsion du langage symbolique, du décor, des costumes, du jeu même et des accessoires de scène, au profit d’un matériau global, représentant plus directement le réel. Il arrivait que toute trace d’objet disparût.

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En considérant la performance Them Voices de Lara Kramer, j’ai pensé à ce qu’il en serait du « théâtre à risque » aujourd’hui, si l’expression avait fait long feu. En effet, l’artiste multidisciplinaire, d’origine métissée oji-crie et mennonite, ose un solo poétique cohérent dans sa lenteur et ses séquences dépouillées, très évocatrices d’un univers autochtone réduit aux symboles de son histoire. En extérieur, contre le beau mur strié d’un lierre grimpant, en soi une œuvre de nature, se déploie une performance minimaliste captivante et d’une justesse sans failles.

Dehors dedans

Dans le vent printanier encore cinglant, Kramer expose son personnage et son corps à la manière de ces sans-abris urbains entourés de tous leurs bien personnels : guenilles et objets divers entassés dans des sacs de plastique, bazar qui, pour nous plus nantis, semble être sinon rebuts, du moins matériaux sans valeur et peu utiles à tenir chaud. Ici, le bazar est contenu, policé sans effacer sa démesure.

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Kramer, allongée sous des oripeaux mal ajustés et des bâches de chantier, gît sur un monticule qui domine une longue bande de terre noire, recouverte d’un plastique blanc figurant une banquise ou la neige soulevée par le vent. Dans cette zone à l’abandon, elle invite le public à attendre longuement qu’elle ne bouge, à méditer durant sa léthargie dans l’espace sonore, monotone, méditatif. L’effet est assez puissant : le synthétiseur, cédant son espace musical aux bruits urbains et aux accents tempétueux du soir, agrandit l’espace du jeu pour intégrer les conditions réelles des chocs sur un corps qui vit dehors.

De là, Kramer émerge lentement, sans jamais laisser voir son visage, enfoui sous sa chevelure. Et elle entame une longue errance autour de cette bande de terre, qui l’amène à endosser les comportements de plusieurs entités repliées sur elles-mêmes, aux gestes imprévisibles, aux tournoiements qui signifient l’emprisonnement mental, alors qu’elle agite et brandit des objets extirpés de la décharge accumulée en tas.

Histoire d’histoires tristes

Une beauté étrange domine cette pièce lente et poignante. Chaque scène, absurde, y prend une vertu symbolique. D’abord, il y a ce personnage hagard, qui manipule une truelle, rappelant la rencontre de l’Autochtone avec le Blanc, arrivé avec ses miroirs clinquants à troquer. Puis, par sa ronde où la performeuse ploie sous deux gros rouleaux d’isolant métallisé, qui glissent de son dos le long de son corps tels les bras d’une pieuvre, voici l’« Indien », comme on l’appelle, travaillant sur de monstrueux chantiers de construction.

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Elle tire ensuite son sac de voyage comme un trop lourd traineau, souvenir d’un nomadisme désormais perdu, d’où elle déverse finalement un gros sac de terre fraiche. Elle l’éventre, s’y roule, s’y salit, s’y enterre, avant d’y faire choir une sorte de placenta dégagé de sa robe. La poche de plastique reste là, drame béant sous nos yeux comme un avortement.

S’ajoute une scène aussi sensible et décantée que les précédentes, dont il faut souligner la légèreté et les nuances de grâce, quelque chose de l’enfance, dont on sent Kramer inspirée, comme elle l’est assurément par ces regards et gardiens de mémoire qui l’accompagnent. Des ballots de sacs en plastique roses s’envolent sous les moulinets fous, au bout de ses bras, jusqu’à ce qu’elle aille s’en débarrasser loin de son camp, hors du cadre de jeu. C’est bien vu : ce décalage, ces rythmes du tournoiement qui retombe, cette gestuelle lente qui nous laisse ressentir, penser les restes échus aux peuples premiers.

D’un théâtre de la cruauté

On se tiendra alors avec elle, jusqu’à la fin de la pièce, dans son campement, près de son feu de camp éteint, où sa cuisine sommaire la relie à un ailleurs invisible par un grand tuyau transparent. Ce maigre intestin fait surface, incongru dans ce ravage, ombilic d’une colonisation qui laisse un autre fétu spectral.

Kramer finira par changer de vêtements au vent, puis à se coucher dans son abri de tôle, trop petit non seulement pour abriter mais aussi pour contenir son corps. L’image finale, dans sa simplicité efficace, crée plus d’émotion qu’un long discours. Artaud écrivait, dans le Théâtre et son double : « Le chevauchement des images et des mouvements aboutira, par des collusions d’objets, de silence, de cris et de rythmes, à la création d’un véritable langage physique à base de signes et non plus de mots. » Nul cri, nul mot, dans cette performance, ni aucun geste de trop.

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crédits photos : Charles Lafrance, Stefan Petersen

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