Maternité, IA et poésie algorithmique

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Photo : Yanik Macdonald
27.04.2023

Wollstonecraft. Texte : Sarah Berthiaume. Mise en scène : Édith Patenaude. Interprétation : Ariane Castellanos, Jean-Christophe Leblanc et Ève Pressault. Assistance à la mise en scène : Adèle Saint-Amand. Régie : Josianne Dulong-Savignac. Régie son : Joannie Vignola. Décor : Claire Renaud. Costumes : Cynthia St-Gelais. Lumière : Marie-Aube St-Amant Duplessis. Conception sonore : Andréa Marsolais-Roy. Accessoires : Karine Cusson. Maquillage et coiffure : Justine Denoncourt-Bélanger. Direction technique de création : Joanne Vézina. Direction de production : Gwenaëlle L’Heureux-Devinat. Présentée au Théâtre de Quat’Sous du 18 avril – 13 mai 2023

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Si l’analogie entre créations divine et artistique remonte au moins à l’époque antique du mythe prométhéen, c’est au Frankenstein ou le Prométhée moderne (1818) de Mary Shelley qu’on doit la représentation la plus actuelle des potentialités destructrices du développement technique. Adapté des milliers de fois à travers le monde, ce roman gothique, qu’on dit parfois précurseur de la science-fiction, est aujourd’hui pris – pour reprendre l’argumentaire du colloque L’ombre de Frankenstein ou le pouvoir d’une œuvre – dans un « réseau complexe et transmédiatique » où circulent deux personnages : le docteur Frankenstein et sa créature.

Se mesurer au mythe

Avec Wollstonecraft, Sarah Berthiaume réinvestit les questions lancées par cette œuvre canonique dans le contexte contemporain, où les technosciences provoquent des dégâts écologiques, éthiques et sociaux de plus en plus inquiétants. Les personnages de la pièce sont installés dans un rapport métafictionnel avec les membres du groupe de jeunes romantiques auquel appartenait l’autrice anglaise : Perceval (Percy Shelley), Byron, Claire et Polidori tentent tous de survivre à la crise globale, parfois même en tournant le dos à leurs propres principes.

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Photo : Yanik Macdonald

Alter ego de Mary Wollstonecraft (mère de Marie Shelley), Marie est une écrivaine en peine depuis la réception de critiques féministes adressées à son dernier roman. À défaut de se remettre à l’écriture, elle tente alors de concevoir un enfant avec son conjoint Perceval, mais accumule les fausses couches. Suivant les conseils reçus en télémédecine, elle conserve ses fœtus au congélateur afin de les faire analyser pour mieux comprendre les raisons de son infertilité. Mais voilà que la machine médicale, qui a évincé de ses services la place accordée au jugement humain, met fin à ses espoirs : aucun test ne sera accompli. Désespérée, Marie décide de placer les embryons dans l’imprimante 3D de son amie Claire, représentante Tupperware et actrice désabusée. Elle donne dès lors vie à un étrange bébé, une copie conforme de Perceval qui sèmera le chaos et la terreur dans le monde.

C’est dans un décor de cuisine rétro aux couleurs pastel que se déploie l’action dramatique, principalement portée par le personnage de Marie, qui fait du comptoir son espace de recueillement. Le père et le fils, tous deux joués par le même acteur, quitteront chacun à leur tour la maison familiale en laissant Marie sombrer dans un désespoir coupable. Alors qu’on accorde une confiance souvent aveugle aux technologies qui structurent la vie en société, la pièce remet en question les conséquences que peuvent avoir les créations humaines lorsqu’elles prennent leur indépendance. Cette réflexion est menée non seulement à travers l’histoire de l’enfant de Marie, qui finit par faire le mal en pensant répondre aux attentes maternelles, mais aussi à travers le programme de poésie algorithmique conçu par Perceval, dont la puissance dépassera rapidement le génie de son créateur.

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Photo : Yanik Macdonald

Un sans-faute?

Ainsi, l’adaptation du mythe de Frankenstein réussit à Berthiaume précisément parce que celle-ci envisage l’œuvre dans sa dimension mythique et ouverte, n’y voyant pas simplement une recette à reproduire, mais surtout un bassin de symboles dans lequel puiser pour penser la modernité technique. Cette prise de distance d’avec le texte original se reflète notamment dans le ton parodique de la pièce, qui souligne le lyrisme de l’intrigue tout en le tournant au ridicule. À travers un mélange de citations tirées du roman et de scènes créées de toutes pièces, l’écriture de Berthiaume impressionne par sa vivacité, comme en témoignent les monologues de vente du personnage de Claire, qui réussissent à détourner ironiquement les rhétoriques activistes (féministes et écologistes) à des fins capitalistes. Il faut également mentionner l’excellence des trois interprètes, qui livrent le texte avec générosité et intelligence. La poigne d’Ariane Castellanos, la folie de Jean-Christophe Leblanc et la souplesse de jeu d’Ève Pressault donnent lieu à un véritable sans-faute.

Wollstonecraft nous plonge donc dans un univers dystopique, comme clos sur lui-même, où chacun se bute à la déchéance et à l’hypocrisie d’un système néo-capitaliste, soutenu par une industrie technoscientifique dépravée. Or, l’originalité de cette adaptation tient sans aucun doute à sa focalisation féministe. En tant que figure historique, Mary Wollstonecraft a en effet participé à donner du souffle aux revendications concernant la défense des droits des femmes au XVIIIe siècle. Sa fille recevra une éducation rigoureuse et léguera à la postérité une œuvre riche. En reprenant la métaphore de l’engendrement placée au centre de Frankenstein, la pièce réussit à poser un regard perçant sur les aspects les plus déconcertants de la vie sociale contemporaine.

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Photo : Yanik Macdonald

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