L’histoire des corps meurtris

Oona Doherty - Navy Blue
01.06.2023

Navy Blue. Une production de OD Works. Chorégraphie Oona Doherty. Cocréation et interprétation Arno Brys, Kevin Coquelard, Thibaut Eiferman, Amancio Gonzalez Miñon, Kinda Gozo, Hilde Ingeborg Sandvold, Zoé Lecorgne, Andréa Moufounda, Magdalena Öttl, Tomer Pistiner, Mathilde Roussin, Joseph Simon, Sati Veyrunes. Musique originale Jamie xx. Production musicale William Smith. Musique additionnelle Sergueï Rachmaninoff. Texte Oona Doherty, Bush Moukarzel. Scénographie et projections Nadir Bouassria. Lumières et direction technique John Gunning. Costumes Oona Doherty, Lisa Marie Barry. Présentation du Festival TransAmérique à la Place des Arts, à Montréal, les 31 mai, 1 et 2 juin 2023.

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L’Histoire est partout. Elle s’infiltre dans le sol, le sous-sol.
Comme la pluie, la grêle, la neige, le sang. (…)
Un peuple rumine. Le conte diffère selon le conteur.

Edna O’Brien

De multiples histoires irlandaises racontent la violence d’un pays divisé, le refus de cette douleur et le désir d’une Irlande apaisée, réunifiée. Navy Blue est un épisode de ce combat contre la haine illégitime et les causes où la vie ne compte plus. Chaque tireur embusqué fracasse la musique, la danse, offensant la vie entière.

Du bleu. La teinte domine la chorégraphie : dix corps se dressent en costumes d’ouvrier·ères, aligné·es, prêt·es à comparaître devant nous. Cette image forte d’un groupe en attente de sentence marque la pièce d’une signature singulière. Bientôt, ces figurant·es échappent à la stigmatisation. Ils et elles sont renvoyé·es à leur vie quotidienne pour y danser leur blues et leurs ecchymoses. Solidaires, en groupe compact et bien dirigé, ces individus interchangeables mais distincts forment un peuple dominé. Tant par l’esthétique que par le mouvement, on pensera aux Joe de Jean-Pierre Perreault, qui lui aussi privilégia les teintes sombres, les courses enlevées de couples et de groupe, la nostalgie.

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Deuil et chagrin

Dansée et narrée en voix off, l’histoire de ces « corps meurtris de noir, de bleu et de rouge », dans cette Irlande du Nord que la guerre civile a longtemps déchirée, raconte un éternel conflit fratricide. Les états d’âme et de corps de celles et ceux qu’on dit appartenir à deux nations, l’Irlandaise et l’Anglaise, la catholique et la protestante, ne forment qu’une entité, dès lors que le monde ne génère plus que des enfants meurtri·es et meurtrier·ères.

Voici un groupe soudé, successivement envahi par la colère, la prière, l’immense lassitude des chagrins et de la désolation, et entrainé par la réalité des armes. Poing levé, bras suppliant : ils et elles passent par la rage et par l’espérance, par le chagrin, puis se réconfortent à la chaleur des embrassades solidaires. La gestuelle est d’évidence. Si la vie n’est qu’une trêve, la musique leur répète leur indéfectible humanité.

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Ici et là, un être se détache du groupe. Quelqu’un·e de perdu·e, d’isolé·e dans le désarroi cherche son chemin. Mais des bras se tendent bientôt, et la ronde reprend, masse vibrante tout aussi apeurée et fragile qu’un gibier. On est saisi, dans le public, par les coups de feu qui trouent l’harmonie musicale et font tomber les corps. Ceux-ci restent en scène, effondrés, jusqu’au dernier. Tout s’arrête et s’immobilise.

Le monde d’après

Un silence pesant envahit l’espace. Une nuit de suie plombe la scène, et lorsque la danse reprend – une fois que tous ces êtres ont fini de trembler, de protester –, une danse très énergique surgit dans la quasi-obscurité de la salle. C’est triste et beau. L’ombre, épaisse, sans nuances, trace le destin des damné·es. La cérémonie des adieux reprend, et des liens se forgent entre les interprètes. « Je n’ai pas sacrifié mon privilège. Et je danse dessus », proclame la voix du long poème automatiste qui accompagne la danse de son rythme et de ses sonorités.

Malheureusement, ce poème n’est pas un lever de soleil venant nourrir l’espoir de meilleurs lendemains. Sur ce monde noirci par les guerres innombrables alors énumérées, le tableau apocalyptique force le désespoir. « Il ne reste plus qu’à muter. Accepter. Tout avaler en pleine santé. Dans la nuit bleue la plus profonde et sombre », psalmodie la narratrice, après avoir listé le triste record des guerres monstrueuses.

Oona Doherty - Navy Blue

À quoi ressemble déjà cette vie tronquée ? Elle favorise les sorcières, les grandes personnalités émergeant avec leur force indomptée. Une soliste de haute taille, cheveux débridés, vient nous rappeler les élans passionnés de Margie Gillis ; ces débuts expressifs de la liberté, dans le corps de cette géante emportée par sa colère, exprime aussi, lors de la dernière scène, la peur bleue provoquée par les actes sauvages, les gestes impitoyables et absurdes.

La pièce finit un peu abruptement. On reste baigné·es dans le beau bleu-noir du charbon qui résonne avec l’écriture, tant gestuelle que verbale, mais aussi avec un déferlement de constatations et d’images connues et reconnues. La danse est expressive, mais prisonnière de l’émotion collective. Le militantisme a ce travers de brider l’imagination pour sonder un peu artificiellement les ténèbres révoltantes des sociétés. L’esprit de Navy Blue rappelle l’angoisse des années trente. Aussi l’inspiration ne manque-t-elle pas d’intensité, mais peut-être d’une innovante radicalité.

Crédits photos : Dajana Lothert, Sinje Hasheider

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