Les traumas de la violence normative

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05.06.2023

L’étang. Conception, mise en scène, scénographie, dramaturgie : Gisèle Vienne ; texte : Robert Walser ; adaptation : Adèle Haenel, Julie Shanahan, Henrietta Wallberg, en collaboration avec Gisèle Vienne ; interprétation : Adèle Haenel, Henrietta Wallberg ; lumières : Yves Godin ; création sonore : Adrien Michel ; direction musicale : Stephen F. O’Malley ; musique originale : Stephen F. O’Maller, François J. Bonnet ; regard extérieur : Dennis Cooper ; décor et accessoires : Gisèle Vienne, Camille Queval, Guillaume Dumont ; costumes : Gisèle Vienne, Camille Queval ; maquillage et perruques : Mélanie Gerbeaux ; une production de DACM/Gisèle Vienne, présentée dans le cadre du Festival TransAmériques, à l’Usine C, du 31 mai au 3 juin 2023.

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Avec L’étang, Gisèle Vienne se réapproprie un texte de l’auteur suisse-allemand Robert Walser écrit il y a plus d’un siècle afin de s’intéresser à la confusion et à la détresse adolescente, mais aussi à la violence normative que nous impose le système familial. Ce n’est pas une surprise que Dennis Cooper figure une fois de plus dans les crédits du spectacle ; son univers thématique est voisin de celui de Vienne. Si cette dernière interroge ici les dommages causés par le besoin d’ordre familial, ce projet lui donne aussi l’occasion d’ébranler les structures formelles du théâtre dans un habile jeu entre fond et forme. Résultat d’évidentes réflexions et remises en question, sa proposition est intelligente, puisque jamais cette articulation de différents médiums scéniques ne tombe dans la facilité. On plonge alors tête première dans une expérience avant tout émotionnelle qui déjoue nos attentes et nous donne à voir un théâtre nouveau, riche de potentialités.

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Processus de dissociation

En pénétrant dans la Grande Salle de l’Usine C, les spectateur·rice·s sont accueilli·e·s par sept pantins adolescents, positionnés autour d’un lit en désordre, le tout au cœur d’un non-lieu, une grande boîte blanche. Dans les premières minutes du spectacle, on les retire les uns après les autres, sans plus d’explication, laissant le terrain à Adèle Haenel et Henrietta Wallberg. Leur jeu physique, d’une grande précision tout au long du spectacle, évoque d’emblée les mouvements lents, amples et désarticulés des pantins de bois qui occupaient l’espace quelques minutes plus tôt. Ces gestes se caractérisent également par leur décalage par rapport aux paroles qui sortent de la bouche des interprètes, comme si leur corps vivait une expérience distincte de celle qui nous est racontée ; une forme de dissociation les protège de la violence.

La fable qui nous est livrée est celle d’un jeune garçon en souffrance simulant son suicide dans un étang afin de vérifier l’amour que lui porte sa mère, lui qui croit que ses parents sont incapables de l’aimer. En effet, son frère Paul et sa sœur Klara répondent aux attentes et aux convenances, celles énoncées par leur père, alors que Fritz est le fils qui détonne. Il préférerait « être nulle part plutôt qu’être ici ». Il fuit donc son quotidien dans le fantasme et la rêverie où les réflexions philosophiques et les fables qu’il se raconte – mais aussi l’aide de substances psychoactives – lui font perdre le contact avec la réalité. L’expérience au présent se déploie ainsi dans une alternance entre le souvenir et le futur anticipé, plongeant les interprètes dans une sorte d’espace flottant où la dimension sonore acquiert une signifiance plus grande que ce qui s’offre au regard.

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Expérience intérieure

Cet effet est accentué par une amplification sensorielle (microphones au plus près du corps, strates musicales accentuant la charge émotive du spectacle) qui contribue à nous immerger dans l’espace mental des personnages. On en vient à la conclusion que ce procédé participe en fait d’une habile mise en forme du trauma, instinct qui semble se confirmer vers la fin du spectacle par l’évocation de l’abus sexuel infligé à Fritz par son père. Tout se passe comme si les choix formels opérés pendant le spectacle avaient eu pour objectif premier de nous faire ressentir la douleur intérieure de ce personnage, de nous faire comprendre ce que signifie porter, au quotidien, une expérience traumatique envahissante.

Le choix de transposer cette pièce de théâtre de Robert Walser en monologue à dix voix permet d’ailleurs de donner toute son importance à l’expérience intérieure de Fritz ; son corps abrite tous les personnages, toutes les expériences de la violence. Adèle Haenel nous offre, à ce titre, une performance d’exception. Elle porte à elle seule la voix de plusieurs adolescent·e·s qui dialoguent, se confient et se violentent, avec une habileté de ventriloque qui déconcerte. Elle parvient, sans jamais perdre en nuances ou en intensité, à donner une identité propre à chacune de ces voix (au point où on pourrait fermer les yeux et visualiser sans problème la scène qui nous est proposée), soulignant ainsi le caractère obsédant et envahissant de ces épisodes.

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Par le mélange de ces différents langages formels, Gisèle Vienne arrive à déjouer nos a priori théâtraux et à remettre en question nos perceptions du monde, voire notre raison elle-même. S’il s’agit d’un spectacle exigeant parce qu’il fait se côtoyer plusieurs niveaux de lecture, c’est aussi ce qui en fait une expérience hors du commun dont on ressort inspiré. Elle nous permet de croire que le théâtre peut encore nous offrir des spectacles à proprement parler vivants ; des expériences stratifiées qui nous ébranlent de l’intérieur.

Crédits photos : Estelle Hanania, Jean-Louis Fernandez

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