Les signes du silence

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Les nôtres, Jeanne Leblanc, Maison 4:3, 2020, 103 minutes.

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Je faisais de la direction de spectateur, exactement comme si je jouais de l’orgue.
— Alfred Hitchcock, Le cinéma selon Alfred Hitchcock

« Just because I could »

En 2004, Bill Clinton a accordé un entretien de fond à Dan Rather lors de l’émission 60 Minutes du réseau américain CBS. Il a bien sûr été question de sa relation adultère avec Monica Lewinsky qui, nul ne l’ignore, avait créé un véritable scandale médiatique une dizaine d’années auparavant. Alors que le journaliste, qui ne peut esquiver le sujet, interroge l’ancien président sur l’« Affaire Lewinsky » en lui demandant simplement « pourquoi », la réponse de ce dernier fut pour le moins désarmante : « I think I did something for the worst possible reason – just because I could ». Le ton neutre, le regard confiant et les gestes stoïques qui accompagnent la réponse de Clinton sont, encore aujourd’hui – aujourd’hui surtout –, pour le moins glaçants. Aussi, pour laconique qu’elle soit, cette réponse suscite un lot de nouvelles questions. Que faire face aux abus de pouvoir des hommes puissants ? Comment trouver une voix qui permettrait de dénoncer ces injustices qui, quotidiennement, continuent d’advenir dans toutes les sphères de la société ? Avec les réseaux sociaux et les récents phénomènes de viralité, la situation n’est certes plus exactement la même qu’en 2004 ou qu’au milieu des années 1990. Seulement, le vrai problème demeure essentiellement inchangé : par l’ascendant qu’elles détiennent grâce à leur situation sociale, professionnelle, symbolique, certaines personnes sont en mesure de créer une culture du silence dont il est malheureusement trop facile de devenir la victime – ou, peut-être pire encore, l’adjuvant tacite. Sans pour autant tomber dans le cliché du film politique, militant ou engagé, ce sont à ces questions que tente de répondre Les nôtres, le dernier long métrage de Jeanne Leblanc sorti tout juste avant le premier confinement au printemps dernier. Presque un an plus tard, ce film, d’ailleurs longuement mûri, n’a rien perdu de sa capacité à nous ébranler.

« Nous sommes reparties de cette phrase-là et nous avons réécrit au complet l’histoire qui est devenue Les nôtres », dit Leblanc dans un « Q&A » Facebook Live, alors qu’elle explique l’origine du projet, qui s’est co-construit depuis plus de dix ans avec Marianne Farley et Judith Baribeau. Le défi était donc de traduire en termes cinématographiques un enjeu humain, dont l’affaire Lewinsky et la réaction subséquente de Clinton sont de tristes symptômes : tandis que certaines personnes sont victimes du silence, d’autres, au contraire, le cultivent pour en user à leurs propres fins. « Cette espèce de silence appartient à un clan ou à une communauté. Nous l’avons situé dans une ville qui nous apparaissait très probable », commente également Leblanc dans le même Q&A. Dans le film, cette ville se nomme Sainte-Adeline. Inspirée du modèle des petites villes de 30 000 à 40 000 habitants dans lesquelles tout le monde se connaît, mais qui, en même temps, sont assez peuplées pour qu’il soit relativement possible de disparaître ou de se faire oublier, Sainte-Adeline est le microcosme où la réalisatrice et ses comparses vont expérimenter la force dramatique du silence et les enjeux narratifs qui peuvent en découler.

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Tricotés serrés

Né d’une simple phrase qui témoigne d’un évident malaise dans nos sociétés, Les nôtres est donc un autre film québécois qui aborde de front les notions de communauté, de clan, de famille et de groupe, dans le but d’en tester les limites et, ce faisant, d’en faire ressortir la qualité proprement cinématographique. Pour fonctionner sans heurt, toute communauté demande à ses membres une forme de mise en scène, d’où la dimension intrinsèquement cinématographique de ce sujet : qu’est-ce donc que le vivre-ensemble, en effet, sinon le respect d’une série de rôles, de codes et de scripts qui permettent de partager un même espace en y connaissant sa place, sa responsabilité et son ascendant ? C’est là d’ailleurs le brio des Nôtres que d’avoir su à ce point ancrer son sujet et son récit dans une réflexion sur l’art qui, justement, permet de véhiculer ce récit et ce sujet. En filmant cette collectivité, Leblanc souligne tous les artifices et les trucages nécessaires à la fiction communautaire de Sainte-Adeline, métaphore du monde interconnecté dans lequel nous vivons toutes et tous aujourd’hui. Dans tous les sens du mot, Les nôtres est un suspense communautaire (qui s’inspire notamment du brillant The Hunt, réalisé par Thomas Vinterberg en 2012) : d’une part, puisque la communauté est le personnage principal de l’histoire, et, d’autre part, car la communauté est l’instance même d’où émergent l’angoisse, l’inquiétude, l’anxiété. Assumant l’idée hitchcockienne de direction de spectateur, Leblanc nous plonge dans cet univers en apparence banal, mais qui est rongé par un mal interne que l’on découvrira progressivement à coup d’indices, de clés et de signes.

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« Bonsoir tout le monde. D’abord je veux remercier chacun d’entre vous pour votre implication. Ce n’est pas toujours évident de faire du porte-à-porte, de vendre du petit chocolat et d’aller voir tous les commerçants, même les moins faciles… Vous savez de qui je parle ! Pourtant, vous l’avez fait, et ensemble on s’est relevé, on a soigné nos blessures et cinq ans plus tard on est plus fort. Maintenant grâce à chacun d’entre vous on va avoir un bel endroit pour se recueillir et, surtout, un magnifique parc pour nos enfants. » C’est sur ses propos, parsemés de rires de connivence et qui se terminent par des applaudissements que s’ouvre Les nôtres. Ces mots sont prononcés par Isabelle, la mère de Magalie lors d’une soirée soulignant l’inauguration d’un espace dédié à la mémoire des disparus lors d’une tragédie ayant frappé Sainte-Adeline quelques années plus tôt. Elle donnera ensuite la parole à Jean-Marc (Paul Doucet), le maire de cette petite ville, qui complétera ce discours avec des paroles encore plus édifiantes. Comme le dira un personnage secondaire plus tard dans le récit, les gens de cette petite communauté sont « tricotés serrés ».

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Mais derrière ces belles paroles et ces belles images de résilience se cache une blessure encore plus profonde. Avant même de nous en faire prendre conscience visuellement, Leblanc – qui est une cinéaste dont la poétique est basée sur le détail – nous fait entendre que quelque chose ne tourne pas rond à Sainte-Adeline. Le véritable ton du film est plus subtilement donné : par-dessus l’écran noir du générique d’ouverture, ce que l’on entend d’abord, avant la voix d’Isabelle, ce sont les murmures (ceux des citoyens réunis pour souligner les cinq ans de la tragédie et l’arrivée imminente du parc) et, surtout, un feedback de micro. Aigu et désagréable, ce bruit à la fois subtil et saillant participe pleinement à la direction de spectateur que met en œuvre Leblanc : perçant le voile lisse de cette soirée festive et officielle, ce retour de son a en fait tout d’un retour du refoulé, symptôme de quelque chose d’inavouable et d’inconciliable qui sera tranquillement déplié.

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Déjà présente en voix off dès les premières secondes de l’ouverture du film, cette idée sera encore plus évidente avec le premier plan : alors que nous continuons d’entendre les belles paroles d’Isabelle, nous voyons apparaître à l’écran Magalie, la fille d’Isabelle, couverte seulement par quelques draps dans un lit défait, vers laquelle la caméra avance tranquillement (comme si elle entrait dans un tableau). Là où les paroles de la mère nous amènent du côté de l’espace public, de la mondanité et des formules toutes faites, l’image de la fille campe un décor d’intimité, de mystère et de secret.  Quelle est la relation entre deux plans, deux mots, deux personnages, deux objets ou deux signes ? Il s’agit, en somme, de la question hitchcockienne par excellence. Dès sa situation initiale, Les nôtres force le spectateur à penser, à s’investir dans la fiction pour tenter d’en pénétrer les coulisses.

Jusqu’ici tout va bien

« C’est l’histoire d’un homme qui tombe d’un immeuble de cinquante étages. Le mec, au fur et à mesure de sa chute, il se répète sans cesse pour se rassurer : “jusqu’ici tout va bien… jusqu’ici tout va bien… jusqu’ici tout va bien…” ». Citées par Leblanc lors de son Q&A, ces répliques de La haine (Mathieu Kassovitz, 1995) aident à comprendre le personnage de Jean-Marc, homme le plus puissant de Sainte-Adeline. Mais, afin de saisir ce rapprochement, résumons sommairement l’histoire des Nôtres. Rapidement, on apprend dans le film que Magalie est enceinte. Alors que le mystère demeure entier dans la communauté, le spectateur apprendra que Jean-Marc en est le père. Chantal, la femme de Jean-Marc, finira aussi par découvrir cette situation horrifiante. Travaillant une sémiotique de l’inquiétude, Leblanc présentera progressivement ces éléments au spectateur qui, très tôt dans le récit, en saura davantage que la plupart des personnages, à l’exception de Jean-Marc et Magalie. Le suspense du film ne consiste donc pas à découvrir l’identité du père de l’enfant que porte Magalie du haut de ses frêles quatorze ans, mais de savoir si Jean-Marc arrivera à entretenir la culture du silence pour que sa faute demeure secrète et qu’elle n’éclate jamais au grand jour. Les nôtres est la spirale vers le bas d’un soi-disant « grand homme » – mais dont les défauts sont aussi malheureusement plus grands que nature – qui tente de sauver sa peau tout en préservant sa communauté du scandale. Ce qui compte, ce n’est pas la chute, mais l’atterrissage.

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Plus l’étau se resserre sur lui, plus nous verrons Jean-Marc instaurer son omerta. Fondamentalement, Les nôtres est un film de mise en scène : tel un démiurge, Jean-Marc va exercer son pouvoir sur ses proches et ses employés pour tenter de conserver son image et celle de sa communauté. Figure centrale du petit monde de Sainte-Adeline, Jean-Marc essaie de garder sa main mise sur cet univers qui, cinq ans après le drame collectif qu’a vécu la communauté, semble à nouveau sur le point de s’effondrer concrètement et symboliquement en raison d’un drame personnel. Mais Leblanc va également focaliser certaines scènes du point de vue des autres protagonistes, afin de marquer le choc des singularités. Si la communauté est le personnage principal du film (d’où, notamment, la grande importance accordée aux nombreux figurants qui peuplent l’arrière-plan des scènes), les individus qui la composent ont également une place déterminante dans le récit. Il ne s’agit pas de faire le procès de Jean-Marc, pas plus qu’il ne s’agit de pleurer sur le sort de Magalie, d’Isabelle ou de Chantal. De manière plus profonde, avec également un plus grand recul, l’enjeu est plutôt de comprendre la communauté dans l’ensemble de ses ramifications. Surtout, grâce à une manipulation des signes et une monstration des processus de mise en scène (en particulier avec le motif du cadre dans le cadre et par la présence accrue des photographies), Les nôtres met en évidence la notion de direction de spectateur – qui est une forme de contrôle – pour dénoncer implicitement toute forme de domination d’une personne sur une autre, d’une personne sur sa communauté ou d’une communauté sur l’un de ses membres. Œuvre profondément humaine, Les nôtres ne dit jamais au spectateur quoi penser, mais, ce qui est bien plus rare, elle nous encourage à voir l’invisible des relations interpersonnelles et à lire les signes, parfois explicites parfois enfouis, du monde complexe qui nous entoure, où chaque image est un tissu de récits.

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