Les nouveaux docteurs Frankenstein

LaSolutionEsquimauAW
09.03.2016

Hubert Haddad, Corps désirable, Zulma, 2015, 176 p.

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Un chirurgien qui espère pratiquer la greffe d’une tête humaine d’ici 2017 affirme avoir greffé la tête d’un singe sur le corps d’un autre; nul ne peut vérifier ses dires puisqu’il a ébruité la nouvelle avant même que les travaux entourant son projet n’aient été publiés.

Ce scénario semble tout droit sorti d’une œuvre fantastique ou de science-fiction, mais il est pourtant bien réel : depuis un peu plus d’un an, le chirurgien italien Sergio Canavero sème à tous vents son ambition de greffer une tête humaine sur un autre corps et «ne cache pas poursuivre un objectif de prolongation de la vie et de quête d’immortalité à travers ce projet prométhéen de greffe de tête».

Un jeune Russe gravement malade s’est déjà porté volontaire pour cette chirurgie risquée. Si les médias ont volontiers évoqué son projet, la littérature n’est pas en reste, comme le montre Corps désirable, le plus récent roman de Hubert Haddad, écrivain français d’origine tunisienne. La greffe de tête que l’on y trouve est en effet pratiquée par un certain Georgio… Cadavero, double clin d’œil au véritable chirurgien /01 /01
Qui multiplie les apparitions dans la culture, depuis quelques années : les travaux de Canavero (et même son aspect physique) auraient influencé le contenu du jeu Metal Gear Solid V : The Phantom Pain (2015), de Konami. Canavero a cependant nié l’existence d’une telle collaboration.
et à une activité située à la frontière de la vie et de la mort.

Une sorte de goût pour les cadavres nous ramenant au Grand Œuvre du docteur Frankenstein.

 

De la fiction au réel… à la fiction

À bien des égards, Corps désirable participe à un tournant, en ce qui a trait aux histoires de greffes. Longtemps confinées aux genres du fantastique et de la science-fiction (de Frankenstein à The Island of Dr. Moreau), voire du policier (Les mains d’Orlac), elles sont de plus en plus réalistes. Parfois en s’inspirant de cas ou de personnages réels, comme Haddad le fait ici avec le docteur Canavero, et parfois en proposant une approche patiente et minutieuse de la chirurgie, comme le mémorable Réparer les vivants (2014) de Maylis de Kerangal /02 /02
Dans ce roman, l’auteure étudie la greffe avec la même attention qu’elle accorde à la construction d’un pont dans un autre livre (Naissance d’un pont [2010]).
. Et parmi les précurseurs de ce dernier livre, on peut notamment penser au film Les yeux sans visage (1960) de Georges Franju.

Si la fiction paraît rejoindre la réalité, l’inverse est aussi vrai : la fiction aide depuis longtemps à penser les cas réels, fournissant de nombreux concepts et personnages. Il n’est pas rare de lire un article sur Sergio Canavero le comparant à des personnages fictifs célèbres. Haddad se réfère à ce phénomène dans son roman, faisant (vainement) dire à Cadavero que «personne n’oserait nous apparenter au docteur Frankenstein!» Cette comparaison à des personnages fictifs concerne en outre le monstre de Frankenstein, dans Corps désirable : lorsqu’il suscite la curiosité à son arrivée en Italie, le nouveau greffé se demande si les témoins «avaient reconnu en lui la créature des modernes Frankenstein».

 

Le monstre et ses doubles

Il faut justement parler du «monstre» de Corps désirable : Cédric Erg, dont la tête est greffée d’urgence sur un autre corps après un accident subi sur le cinq-mâts L’Évasion, entre Athènes et les Cyclades. Cédric a une double identité avant même que la médecine n’accomplisse son œuvre de dédoublement : «Erg» est le pseudonyme qu’il a choisi afin de mieux se distinguer d’un père, le richissime Morice Allyn-Weberson /03 /03
Le père de Cédric sera profondément troublé par les enjeux identitaires de la greffe : déjà consterné par le pseudonyme de son fils, qu’il interprète comme un rejet, il regrette que ses éventuels petits-enfants hériteront de la génétique du corps étranger.
, qu’il ne fréquente plus.

Ces interrogations identitaires concernent non seulement le récipiendaire de la chirurgie, mais la chirurgie elle-même et sa matière première. Dans la plupart des greffes, le greffon est bien défini, mais la greffe d’une tête introduit une certaine complexité : il serait hasardeux d’affirmer que le corps – mort – recevrait une tête vivante. Selon les discours entourant la chirurgie dans Corps désirable, c’est plutôt la tête de Cédric qui accueille le corps-greffon d’un pur étranger.

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Ce casse-tête identitaire rappelle les prémisses du téléfilm américain Who is Julia? (1986), dans lequel le cerveau d’une femme est transplanté dans le corps d’une autre. Qui est cette femme-hybride : celle dont on pressent la personnalité grâce à son cerveau, ou celle dont on voit le corps? Le téléfilm tranche en faveur de la propriétaire du cerveau, et un psychiatre propose un parti pris similaire dans Corps désirable : «Ce que chaque être humain a de plus unique tient dans un crâne. […] La conscience, la personnalité.» Le reste du corps ne serait ainsi – suivant en cela une approche fort traditionnelle de l’être humain /04 /04
Que l’on retrouve notamment chez Platon. Dans le Timée, il suggère que l’humain n’ait d’abord été qu’une sphère – sa tête -, et que le reste de son corps ait été un ajout ultérieur et somme toute accessoire.
– qu’une sorte de véhicule pour sa portion la plus digne, associée à la tête ou au cerveau.

 

Le greffon rebelle

La greffe pratiquée dans Corps désirable est médicalement efficace puisqu’elle prolonge la vie de Cédric Erg. Elle devient toutefois le point de départ d’une nouvelle quête identitaire : «Mais qui était-il vraiment? Avait-il une quelconque réalité?» Après la greffe, en effet, Cédric craint de ne plus éprouver ses propres souvenirs, et certains événements l’enfoncent dans une impression de déjà-vu qu’il arrive mal à s’expliquer puisqu’il ne peut leur rattacher des événements vécus.

Comme si le corps étranger habitait sa tête et non le contraire, il reste lui-même et devient quelqu’un d’autre, un être hybride né d’une fusion avec un nouveau corps. Parlant de lui-même quand une infirmière lui donne un médicament, Cédric lui demande pourtant : «Ça vous choque qu’il soit nu?» Lorsqu’il essaie de conduire, Cédric a l’impression que «deux paires de mains se disputaient l’usage du volant», comme parasité de l’intérieur.

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De tels passages rappellent que, si Corps désirable participe à un tournant réaliste dans «l’histoire des histoires» sur la greffe, il se rapproche néanmoins de certaines fictions classiques grâce à l’idée d’un greffon rebelle paraissant agir contre le gré du greffé. On peut faire remonter ce motif – grâce auquel les histoires de greffes s’apparentent parfois à des récits de doubles ou de possession – à un conte des frères Grimm («Les trois barbiers du régiment»), mais il trouve sa forme la plus exemplaire dans Les mains d’Orlac /05 /05
Il a été plusieurs fois adapté au cinéma tout en exerçant une grande influence sur d’autres œuvres, dont le roman … Et mon tout est un homme (1965) du tandem Boileau-Narcejac et son adaptation cinématographique Body Parts (1991), d’Eric Red.
(1920), de Maurice Renard.

 

Un corps à lire

Dans Corps désirable, l’aventure du greffé se traduit notamment par la relecture de son corps : il y a la recomposition chirurgicale d’un corps désormais hybride, mais aussi les signes disséminés sur le corps d’accueil, dont un tatouage qui orientera de manière décisive l’enquête menée par Cédric Erg afin de découvrir son propriétaire originel. Sa compréhension de son nouveau corps s’effectue au fur et à mesure qu’il s’efforce de le déchiffrer, d’en connaître les secrets et de se l’approprier. La greffe transforme le rapport de soi à soi en rapport à l’autre /06 /06
À ce sujet, on trouve des réflexions assez fascinantes du philosophe Jean-Luc Nancy – lui-même greffé du cœur – dans son essai autobiographique L’intrus (2000).
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Le thème du corps à lire ne manque pas de pertinence dans une époque marquée par les modifications corporelles. Celles-ci procèdent après tout d’une certaine lecture du corps le considérant inadéquat ou insatisfaisant, sur le plan esthétique ou médical; loin de clore cette activité de lecture, la chirurgie n’en constitue au fond qu’une étape supplémentaire.

Cette lecture du corps paraît déborder de la seule greffe pour concerner l’existence humaine elle-même. Nous sommes pour ainsi dire «condamnés» à lire notre corps… pour l’éternité, si Sergio Canavero parvient un jour à nous rendre immortels.

Roman rongé par les doubles, c’est peut-être sa double nature qui fait de Corps désirable une œuvre à lire de toute urgence : contemporain par son ton réaliste et ses allusions transparentes à une actualité en constante évolution, le livre assume toutefois l’héritage légué par les fictions antérieures sur le thème de la greffe. Mieux : tel un Frankenstein doté d’une forte conscience éthique, Hubert Haddad ramène ces cadavres à la vie en recombinant leurs morceaux à sa convenance.

LaSolutionEsquimauAW

 

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Qui multiplie les apparitions dans la culture, depuis quelques années : les travaux de Canavero (et même son aspect physique) auraient influencé le contenu du jeu Metal Gear Solid V : The Phantom Pain (2015), de Konami. Canavero a cependant nié l’existence d’une telle collaboration.
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Dans ce roman, l’auteure étudie la greffe avec la même attention qu’elle accorde à la construction d’un pont dans un autre livre (Naissance d’un pont [2010]).
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Le père de Cédric sera profondément troublé par les enjeux identitaires de la greffe : déjà consterné par le pseudonyme de son fils, qu’il interprète comme un rejet, il regrette que ses éventuels petits-enfants hériteront de la génétique du corps étranger.
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Que l’on retrouve notamment chez Platon. Dans le Timée, il suggère que l’humain n’ait d’abord été qu’une sphère – sa tête -, et que le reste de son corps ait été un ajout ultérieur et somme toute accessoire.
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Il a été plusieurs fois adapté au cinéma tout en exerçant une grande influence sur d’autres œuvres, dont le roman … Et mon tout est un homme (1965) du tandem Boileau-Narcejac et son adaptation cinématographique Body Parts (1991), d’Eric Red.
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À ce sujet, on trouve des réflexions assez fascinantes du philosophe Jean-Luc Nancy – lui-même greffé du cœur – dans son essai autobiographique L’intrus (2000).

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